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d'en donner une définition absurde, et de faire un usage judicieux du mouvement et de la causation. Chacun pourra ainsi se flatter d'avoir vaincu le monstre, et je me contenterai volontiers de l'honneur d'avoir forgé les armes. Au surplus, le postulatum d'Euclide relève de la science et non de la philosophie, et je ne veux pas ici sortir du terrain que j'ai librement choisi.

J'ai dit au commencement de ce chapitre que, forcé de me limiter dans la voie des applications, je comptais n'aborder que la science de l'espace. Toutefois, désireux de donner dès à présent une idée de la manière dont les lois de la philosophie scientifique peuvent s'appliquer aux sciences sociales, j'exposerai brièvement, et sans entrer dans aucune discussion, les conséquences qui résultent de ces lois en ce qui concerne la science de la guerre.

Toute action de guerre, stratégique ou tactique, représente une causalité dont la cause est constituée, d'une part, par un ensemble de faits : une armée recrutée et organisée d'une certaine façon, pourvue d'armes qui diffèrent suivant les époques, manœuvrant et combattant d'après des règlements établis; de l'autre, par une idée, conçue par le général en chef, développée et transmise par son état-major. Cette idée, du reste, quelque nouvelle et créatrice qu'elle soit, subit nécessairement l'influence des faits qui constituent le premier facteur de la cause : si Napoléon reparaissait aujourd'hui sur la terre, il lui serait impossible d'appliquer la conception tactique qui lui a fait remporter tant et de si grandes victoires.

Les faits, variables avec les époques, qui forment le premier

facteur de la cause, contituent donc l'élément auquel les causes créatrices se superposent pour produire les causalités. Ils forment par conséquent la base des connaissances militaires, et puisqu'ils varient avec les périodes historiques, il est nécessaire de les étudier dans chacune d'elles. J'appelle ces faits les faits actuels de l'époque considérée, par opposition aux faits historiques, dans lesquels les causes créatrices interviennent pour produire les causalités. L'armement des légionnaires romains, la formation de la légion, ses règles de combat, sont des faits actuels de l'époque romaine; la bataille de Zama, la conquête des Gaules sont des faits historiques de cette même époque. De même, les canons Krupp, le recrutement par le service personnel, l'admirable organisation de l'armée prussienne sont des faits actuels. de la période dont les batailles de Wörth et de Sedan sont des faits historiques. Par l'étude des premiers, on arrive à connaître l'instrument; par celle des seconds, on constate les résultats produits par la manière dont l'instrument a été manié. La même méthode, appliquée aux autres sciences sociales, permettrait de les édifier sur une base moins fragile que celle sur laquelle la plupart de ces sciences s'élèvent encore aujourd'hui.

DEUXIÈME PARTIE

LA METHODE

LES LOIS DE LA MÉTHODE

On a vu que par suite de sa détermination même, la philosophie scientifique se présente sous trois expressions diverses, qui sont la détermination d'objectif, la méthode et la synthèse. C'est à la méthode que sera consacrée la deuxième partie de ce livre.

Par la méthode, j'entends dire l'ensemble des moyens généralement quelconques par lesquels l'homme arrive à la connaissance des choses. Or, prise dans cette acception, la méthode semble à première vue être la partie la plus avancée de la philosophie scientifique. Mais cette apparence est trompeuse. Parmi toutes les sciences, quelques sciences naturelles seulement ont su établir un code de préceptes rationnels propres à les guider sûrement vers la connaissance de leur objectif. D'autres sciences du même groupe, en l'absence d'un tel guide, errent à l'aventure et ne parviennent à réaliser aucun progrès. Les sciences mathématiques, il est vrai, se développent de jour en jour par la connaissance de faits nouveaux; mais viciées dans leurs

fondements par une conception irrationnelle de leur objectif, elles parviennent difficilement à se fixer, et la validité même de leurs déductions est mise actuellement en question. Par suite de ce vice originaire, par suite aussi du manque absolu de plan synthétique dans leur développement, l'enseignement de ces sciences produit sur l'intelligence un effet tout opposé à celui qu'on devrait en attendre. Dans les sciences sociales, enfin, la méthode a d'autant moins pu se développer, que l'objectif réel de celles-ci n'a pas encore été nettement déterminé jusqu'ici.

Sous le rapport de la méthode, non moins que sous celui de la détermination d'objectif, la science actuelle doit donc beaucoup demander à l'idée philosophique si elle veut réaliser de grands progrès. Or ce qu'elle lui demandera sera-t-elle sûre de l'obtenir? Les développements préliminaires dans lesquels je vais entrer, permettront d'apprécier les ressources que la philosophie scientifique tient à la disposition de la science, pour le jour où celle-ci reconnaîtra en elle son inséparable compagne et éclairera sa route de la lumière de son flambeau.

La classification que j'ai établie dans la philosophie scientifique totale en y distinguant la philosophie centrale, les philosophies de groupes et les philosophies de sciences particulières, n'a pas moins d'importance au point de vue de la méthode qu'à celui de la détermination d'objectif, — matière où l'on a déjà pu apprécier sa valeur théorique et pratique. Il est clair, en effet, que les procédés à employer pour vérifier les propriétés des figures géométriques, n'ont aucun rapport avec ceux dont la physique et la chimie font usage, lesquels diffèrent à leur tour de ceux par le moyen desquels

on reconstitue un fait historique. Chaque groupe de sciences, chaque science même, doivent donc se constituer des codes spéciaux de préceptes propres à les guider dans la voie de leurs recherches. La philosophie centrale, planant au-dessus de ces codes multiples et distincts, doit exclusivement se borner à rechercher s'il existe des lois générales auxquelles les méthodes d'investigation les plus diverses doivent obéir. Telle est la tâche qui m'incombe en ce moment, la seule d'ailleurs que je sois engagé à remplir. Toutefois, je me réserve toute liberté soit de faire des incursions dans le domaine des philosophies particulières, soit d'entrer dans la voie des applications, pour autant que je le jugerai utile ou nécessaire.

L'extrême diversité des méthodes d'investigation pourrait faire croire à l'impossibilité de leur découvrir des caractères communs et, par suite, d'établir des lois générales qui leur soient indistinctement applicables. De telles lois existent cependant. Pour prouver leur existence en même temps que pour les formuler, il suffit de poser et de résoudre les deux questions suivantes : 1o comment l'homme peut-il acquérir la connaissance d'un objectif, et 2o un objectif étant donné, l'homme que peut-il en connaître? Ces questions touchent de près aux problèmes les plus délicats et les plus controversés de la physiologie, de la psychologie et de la métaphysique; mais on comprendra que ce n'est pas à ces points de vue que je veux les aborder. Le mécanisme physiologique par le moyen duquel notre intelligence communique avec le monde extérieur, les opérations psychologiques que notre entendement accomplit, sont des objets purement scientifiques, et la philosophie n'a que faire des hypothèses

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