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parmi lesquels je trouve le suivant : « L'ordre qui facilite » l'action directe de nos armes, est le plus fort. Celui qui

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paralyse entièrement cette action est le plus faible. » Ce principe est irréprochable au point de vue du raisonnement; cependant les Romains, qui n'étaient point des sots, plaçaient sur dix rangs les légionnaires armés d'une épée de cinquante centimètres de longueur. Pour que le cavalier puisse faire usage de son arme, il faudrait adopter l'ordonnance en haie, c'est-à-dire sur un rang; or ce n'est qu'au moyen âge que la cavalerie a combattu dans cette formation. L'application du principe à l'infanterie n'a été réalisée que sous Frédéric II, et pourtant l'admirable conception tactique du grand roi s'est évanouie au contact de la méthode française, dans laquelle les trois quarts des fantassins ne pouvaient tirer un coup de fusil ni se servir de leurs baïonnettes!

Je pose donc comme conclusion formelle et absolue que les principes n'ont de valeur scientifique qu'à la condition d'être l'expression de causalités réelles. Et je vais plus loin en affirmant que cette valeur est loin d'être toujours universelle. Il y a des principes absolus, » dit le général Lewal (1), « et ce sont les seuls qui méritent ce nom, puis » des préceptes variables relatifs aux époques et aux engins » de guerre. D Qu'on le remarque bien, c'est ici que la loi se sépare du principe. Les lois, provenant de causes naturelles, sont éternelles et immuables comme ces causes ellesmêmes; au contraire, les principes, provenant de causes

(1) Lewal, Études de guerre. Partie organique: Paris, 1873; p. 105. — Je suis heureux de me trouver ici en parfaite conformité de vues avec l'écrivain distingué dont j'ai dû me séparer sur une matière plus particulièrement philosophique.

créatrices, se modifient à chaque création nouvelle. Ceux qui résultent de la dogmatisation de la tactique napoléonienne, ont cessé d'être applicables par suite de l'invention d'armes perfectionnées, et le même fait s'est présenté à chacune des époques où une nouvelle méthode de guerre s'est élevée sur les ruines de celle qui l'a précédée. Est-il cependant des principes absolus, vrais en tous lieux et à toutes les époques? La question ainsi posée renferme sa réponse. Que l'on interroge l'histoire dans son entier; que, pour chaque période historique, on reconstitue l'ensemble des principes correspondants; que l'on recherche enfin si, parmi ces principes, il en est qui sont reproduits dans chacune de ces périodes. Si un principe se trouve dans ce cas, il est excessivement probable que, persistant dans les créations les plus diverses, il est le résultat d'une cause antérieure et supérieure à la création humaine, et comme tel, qu'il est vrai pour l'avenir aussi bien que pour le passé. De tels principes sont rares; ils existent néanmoins. En fortification, en fortification passagère surtout, le principe de la concentration de la défense dans des points d'appui se vérifie à toutes les époques: observé, il procure des succès, tandis que son oubli a pour conséquence immanquable la défaite. La tactique, de son côté, nous montre que la supériorité d'une méthode consiste dans l'ordre joint à la mobilité la légion, qui est en même temps ordre et mobilité, vainct la phalange qui est seulement ordre et les barbares qui ne sont que mobilité; les petits bataillons mobiles de GustaveAdolphe enfoncent les immenses masses immobiles de Wallenstein; Frédéric II bat l'Europe par la mobilité qu'il imprime à ses lignes, tandis que sa tactique, moins mobile

que la tactique française, s'effondre devant celle-ci. Aujourd'hui, la tactique atteint le maximum possible de mobilité, en même temps qu'elle réalise le maximum de désordre. Si donc le principe que j'énonce est réellement absolu, la supériorité future appartiendra au tacticien qui, par une création nouvelle, saura remplacer le désordre actuel par l'ordre, sans nuire à la mobilité... Si la science n'est pas l'art, elle peut au moins lui montrer sa route !

Eh quoi! dira le subjectivisme, il ne suffira donc plus, pour faire de la science sociale, de s'asseoir à une table de travail et de noircir du papier! Il faudra compulser les archives, comparer les textes, faire jaillir la vérité d'erreurs accumulées pendant des siècles, reconstruire l'histoire de l'humanité, faire de la statistique, réunir d'innombrables documents, en un mot, travailler sa vie durant, non pour créer une science, mais pour ajouter à peine quelques faits au petit nombre de ceux que l'on a recueillis jusqu'ici!... Oui, en vérité, il faudra faire comme le chimiste qui s'enferme dans son laboratoire, comme le physicien qui vit au milieu de ses instruments, comme l'astronome, le météorologue qui observent et notent, comme tous les savants, enfin, qui font de la science. Chacun de ceux-ci n'apporte qu'une pierre, mais l'édifice qu'ils construisent est éternel. C'est au prix du même travail, de la même abnégation et du même dégagement de passions et d'idées subjectives, que l'édifice des sciences sociales se construira peu à peu sur les ruines du subjectivisme scientifique. La science sociale, telle qu'elle s'élèvera un jour sur les fondements philosophiques, sera simple et facile pour ceux qui l'apprendront; elle ne l'aura pas été pour ceux qui l'auront faite.

APPLICATION A LA SCIENCE DE L'ESPACE

La loi universelle de l'objectivité de la matière scientifique, commentée par la distinction établie entre le monde des faits et celui des idées, a reçu une éclatante confirmation dans le chapitre précédent. L'objectif de la science peut donc être considéré comme complétement déterminé. Toutefois, la première partie de ma tâche n'est pas entièrement remplie. Un principe philosophique ne valant que par les résultats qu'il est capable de produire, je devrais montrer à l'œuvre celui que je proclame, d'autant plus que l'on pourrait mettre en doute son applicabilité aux sciences mathématiques qui, jusqu'à ce jour, ont été considérées comme des sciences idéales par l'immense majorité des savants et des philosophes. Les limites assignées à cet ouvrage ne me permettent malheureusement pas de m'engager dans la voie des applications autant que je le voudrais et qu'il serait nécessaire. Je dois donc m'en rapporter sur ce point aux travaux sur l'art militaire et sur les mathématiques que j'ai actuellement en préparation et que je compte publier par la suite. Pour le moment, je me bornerai à une application unique, portant sur les faits fondamentaux de la science de l'espace. Le choix que j'ai fait de ce sujet est justifié par les considérations suivantes.

On a vu que la science totale pouvait être divisée en trois branches, savoir: la science naturelle proprement dite, la science mathématique et la science sociale. Les sciences

naturelles, ayant pour objet direct l'étude de la nature, observent généralement la loi universelle de l'objectivité scientifique; au surplus, devant rencontrer plus loin une de celles qui ne la suivent pas, je n'ai pas cru devoir porter mon choix sur une science de ce groupe. En ce qui concerne les sciences sociales, je puis jusqu'à un certain point invoquer mes publications antérieures comme preuve de l'applicabilité de la loi à ce groupe. En effet, dans un de ces ouvrages, j'ai basé une exposition scientifique de la fortification passagère presque exclusivement sur l'étude des faits et des causalités, tandis que dans un autre, j'ai visé l'enseignement de l'art correspondant, en indiquant une méthode progressive pour en acquérir la pratique. En attendant que je sois en mesure de publier le traité complet d'art militaire dont je réunis actuellement les matériaux, je considérerai cette preuve comme suffisante. On voit donc que mon choix a dû naturellement se porter sur une des sciences du groupe mathématique.

Je montrerai plus loin que la limitation présente de ce groupe est fort peu justifiable. Je ferai voir, en outre, que sa subdivision actuelle en sciences particulières est absolument arbitraire et vicieuse. Cependant, on classe sous la dénomination de géométrie pure (1), un ensemble de

(1) Certains géomètres ont eu la malencontreuse idée de donner la qualification de synthétique à la géométrie pure, ce qui constitue un non-sens. Leur but a certainement été de faire une opposition entre cette science et la géométrie cartésienne, dite analytique; mais ils auraient mieux fait de supprimer les termes d'analyse et de géométrie analytique qui sont absolument impropres. Lorsqu'on fait tant que de modifier la terminologie scientifique, ce devrait être pour l'améliorer et non pour rendre la confusion inextricable.

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