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nisation sociale, on voit des causes, telles que l'oppression, ne manifester leurs effets qu'au bout d'un temps considérable. Le temps entre donc comme cause efficiente dans un grand nombre de causalités, sinon dans toutes. Il en est de même de l'espace, quoique peut-être à un moindre degré. La pression, même sans dégagement de chaleur, provoque certains effets chimiques. L'air doit se trouver dans certaines conditions d'espace occupé pour qu'il soit aisément assimilable: un abaissement de quelques degrés dans la pression atmosphérique nous fait dire « que l'air est lourd bien qu'en réalité il soit plus léger. Le temps et l'espace doivent donc être rangés parmi les causes efficientes, et leur action, à ce titre, est d'autant plus générale que, de toutes les manifestations de l'univers, ce sont celles qui interviennent dans la production du plus grand nombre de phénomènes. Ce qui est vrai, c'est que par suite sans doute du mauvais énoncé de la loi de causation, les sciences physique, chimique et d'autres analogues, si avancées sur certains points, négligent parfois d'étudier le rôle du temps et de l'espace comme causes efficientes. C'est une lacune à combler on arriverait peut-être par cette étude à des résultats imprévus. Par contre, les sciences mathématiques reconnaissent implicitement au temps et à l'espace le rôle des causes efficientes, et elles en retirent des conséquences fécondes.

Montrer que le temps et l'espace entrent comme causes efficientes dans les causalités, c'est déjà les dépouiller d'une partie de cette essence supérieure qu'on leur attribue volontiers. Mais il y a plus. La même cause, dit-on, produit le même effet, qu'elle se soit manifestée il y a mille ans

ou aujourd'hui, qu'elle se manifeste en Amérique ou en Europe. Ceci est incontestable; mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est que la combinaison de l'hydrogène et de l'oxygène donne de l'eau, non-seulement quels que soient le temps et le lieu où la combinaison s'effectue, mais quelles que soient les molécules d'hydrogène et d'oxygène qui y entrent. La prétendue homogénéité du temps et de l'espace n'est donc que l'identité des divers lieux de l'espace et des divers éléments du temps, identité qui se retrouve au même titre dans les corps simples, dans les corps composés et généralement dans toutes les manifestations fondamentales de l'univers, telles que la chaleur, la lumière, l'électricité, la force gravique, la gravitation, etc. Ainsi donc, au lieu de dire que la même cause produit le même effet quels que soient le temps et le lieu, il faudrait énoncer la loi de causation ainsi qu'il suit: La même cause produit toujours le même effet, entendant par même cause tout ensemble identique de facteurs identiques (1).

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J'en conclus que les propriétés spéciales attribuées au temps et à l'espace ne sont, en réalité, que des applications d'une loi universelle par laquelle, dans une causalité

(1) On pourrait objecter que la production de certains phénomènes est indépendante des circonstances de durée et d'étendue dans lesquelles elle s'effectue. Ceci est vrai, sans doute; mais ce fait se constate également au sujet de beaucoup d'autres manifestations de la nature. Ainsi, dans une combinaison chimique se produisant avec le concours de la chaleur, un excès de chaleur n'influe pas nécessairement sur le résultat la combinaison s'empare de la quantité de calorique qui lui est nécessaire et n'utilise pas le reste. Pourquoi n'en serait-il pas identiquement de même pour le temps et pour l'espace? Cet argument ne prévaut donc pas contre l'importante généralisation que j'établis de la propriété attribuée jusqu'ici exclusivement au temps et à l'espace.

quelconque, les facteurs de la cause peuvent être substitués par des facteurs identiques. J'y vois une preuve nouvelle de l'admirable harmonie de l'univers dont les lois sont bien autrement générales que nous ne le soupçonnons à première vue. A quelles synthèses l'humanité ne parviendrait-elle pas si la science, au lieu de se préoccuper exclusivement des faits comme on le voit aujourd'hui, s'élevait plus souvent sur les ailes de la philosophie pour saisir les ensembles et établir des lois générales dont le manque absolu - signalé par les esprits supérieurs qui ne s'enquièrent pas seulement du point où l'on est, mais encore où l'on va et d'où l'on vient fait trop souvent de la science moderne une espèce de chaos.

FAITS ET CAUSALITÉS

Par la distinction établie entre l'objectit scientifique et l'objectif transcendant, j'ai délimité le champ d'action de la science. Par le classement des causes en causes naturelles et en causes créatrices, j'ai tracé la ligne de démarcation entre les sciences naturelles et les sciences sociales. J'ai ainsi résolu deux des questions fondamentales dont l'examen s'impose à la philosophie scientifique centrale. Le moment est venu de considérer l'objectif scientifique plus particulièrement en lui-même, au triple point de vue de sa limitation, de son extension et de ses rapports avec la loi de causation.

J'ai dit que le fait social se distinguait du fait naturel par l'intervention d'une cause créatrice comme cause efficiente. Or toute cause créatrice étant une manifestation transcendante, un examen superficiel pourrait faire croire que l'étude des faits sociaux relève de la transcendance et non de la science; et comme le résultat de cette méprise ne serait rien moins que le renversement des classifications que j'ai établies, je pense qu'il ne sera pas superflu d'entrer à ce propos dans quelques développements. Je vais faire voir que le fait social offre une double nature et, par conséquent, qu'il peut faire l'objet de deux études, l'une entreprise au point de vue transcendant, l'autre rentrant dans le cadre scientifique.

Dans toute manifestation de la spontanéité du génie humain, deux objets sont à considérer : l'idée créatrice en elle-même, et le fait résultant de sa réalisation effective. Le premier de ces objets est évidemment du domaine de la transcendance. Il n'en est pas de même du second: celui-ci, en effet, considéré non plus comme action perturbatrice (1) modifiant le cours

(1) J'emprunte cette heureuse expression à Quetelet, tout en faisant remarquer que le terme causes créatrices, dont je propose l'emploi, a une signification beaucoup plus générale et plus étendue, outre qu'il a une portée philosophique plus considérable. La citation suivante permettra, au surplus, de se rendre un compte exact de la pensée de l'illustre savant : « Les plantes et >> les animaux paraissent obéir, comme les mondes, aux lois immuables de la >> nature, et ces lois se vérifieraient sans doute avec la même régularité pour » les uns et pour les autres, sans l'intervention de l'homme, qui exerce sur >> lui-même et sur tout ce qui l'entoure une véritable action perturbatrice, » dont l'intensité paraît se développer en raison de son intelligence, et dont les » effets sont tels, que la société pourrait ne plus se ressembler à deux » époques différentes. » (Ad. Quetelet, Physique etc.; vol. I, p. 147.) Je dois

naturel des choses, mais comme perturbation ou transformation réalisée, peut être soumis aux moyens d'investigation dont l'humanité dispose dès aujourd'hui, exactement au même titre que les phénomènes naturels proprement dits, dont il ne diffère que par l'origine. J'ai déjà montré, en examinant ce qui constitue l'art dans une œuvre d'art, la distinction nécessaire à établir entre la matière ou les proportions anthropométriques d'une statue, et l'idée esthétique dont elle est la manifestation. La Vénus de Milo est à la fois un fait un bloc de marbre, taillé suivant une certaine forme d'après des données mesurables, placé au rez-de-chaussée du Musée du Louvre, et une idée, qui synthétise pour ainsi dire ce que le génie grec offrait de splendide harmonie. Or cette distinction se retrouve identiquement dans le fait social. Une loi peut être considérée en elle-même, comme manifestation intellectuelle d'un grand législateur, comme résultat combiné de causes antérieures et d'une

créatrice actuelle, comme phase de l'évolution morale de l'humanité à preuve L'esprit des lois, de Montesquieu ; mais on peut aussi la considérer exclusivement comme un fait établi, produisant à son tour des conséquences que l'histoire ou la statistique ont à enregistrer. La politique de Richelieu, celle du prince de Bismarck, n'ont pas seulement été d'admirables conceptions intellectuelles : elles ont constitué des actes d'où sont sorties la France et l'Allemagne modernes. Mais c'est encore une fois l'art de

ici faire toutes réserves concernant l'exclusion dont les animaux sont l'objet dans ces lignes : la psychologie comparée les a mis bien au-dessus des automates de Descartes. Je ne parlerai pas des plantes : cette question, comme la précédente, est étrangère à mon sujet.

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