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contre elle. Or en est-il ainsi? Objectera-t-on les miracles? Mais, quelque opinion que l'on professe sur leur réalité objective, qu'est-ce que proclamer un miracle, si ce n'est affirmer la causation? Prétendre, en effet, qu'une intervention surnaturelle ou divine a pu modifier le cours naturel des choses, c'est reconnaître implicitement que les choses suivent un cours déterminé par des lois immuables, c'est-à-dire que les causalités sont universellement soumises à la loi de causation.

La causation doit donc prendre place dans les fondements de l'édifice scientifique comme pierre angulaire, au même titre que le temps, l'espace, la matière, le mouvement, etc. Et ce n'est pas avec timidité ou réticences qu'il faut la proclamer, mais bien à haute voix, car sans elle, la plupart des sciences n'existeraient pas, car c'est par elle que la science remplit son but final, qui est de fournir à l'homme les armes au moyen desquelles il domine le monde.

On voit par là qu'une science, pour atteindre à son expression supérieure, ne doit pas seulement consister dans une synthétisation logique de connaissances, mais présenter en outre les rapports de cause à effet des faits qui en relèvent. Toutes les sciences d'ailleurs ne sont pas de nature à présenter ces rapports: il en est ainsi pour la connaissance des langues, par exemple. Aussi, l'utilité des sciences de cette catégorie est-elle médiate et non immédiate. D'autres sciences, telles que les sciences mathématiques, la physique, la chimie, etc., enseignent particulièrement ces rapports, et à ce point de vue, on peut dire qu'elles ont atteint leur but véritable. D'autres sciences, enfin, et parmi celles-ci je citerai les sciences sociales et l'art de la guerre, riches en faits de tout genre, ont encore de grands pas à faire pour établir la

ces

connexion entre ces faits, considérés soit comme causes, soit comme effets produits. Or il est clair que pour ces dernières, le progrès doit principalement consister à mettre connexions en lumière, et c'est là un point sur lequel il convient d'attirer l'attention de tous ceux qui se livrent à leur étude.

On pourrait donc classer les sciences en deux catégories comprenant, l'une toutes celles qui consistent dans un simple groupement de faits, et l'autre celles qui ont pour but principal et définitif la connaissance des causalités produites par les faits qui en relèvent. Les premières, que l'on pourrait appeler des nomenclatures, progresseraient à la fois par l'extension des connaissances y relatives et par le perfectionnement de leur classification (1); le progrès des secondes, auxquelles on pourrait appliquer la qualification de causatives ou toute autre semblable, résulterait non-seulement

(1) Je classe la connaissance des langues dans les nomenclatures, par la raison que l'application d'une règle grammaticale n'est pas l'effet d'une cause, la règle n'étant que la synthétisation d'un nombre plus ou moins considérable de faits. Le progrès dans cette branche des connaissances humaines consisterait donc principalement à opérer des classifications plus rationnelles que celles qui sont généralement adoptées. Ainsi, il serait désirable qu'on cessât d'appeler la grammaire, qui est la science des formes d'une langue, << l'art qui enseigne à parler et à écrire correctement. » (V. Dictionnaire de l'Académie etc., au mot Grammaire.) Il serait également désirable de ne plus faire de l'article, qui est un déterminatif, une des dix parties du discours, et de ne plus confondre, dans la même nomenclature, les adjectifs avec les détermi. natifs, ou les déterminatifs avec les pronoms comme on le fait dans la plupart des grammaires étrangères à l'usage des Français; de ne plus représenter aimé comme le passé d'aimant, dont le passé réel est ayant aimé... Je m'arrête, et constatant que les mêmes non-sens et contre-sens se retrouvent dans la plupart des sciences enseignées à l'enfance et à la jeunesse, je me demande comment l'intelligence humaine peut résister à l'intoxication intellectuelle à laquelle on la soumet sous prétexte de la développer?

de cette extension et de ce perfectionnement, mais encore et surtout de la connaissance de plus en plus approfondie des causalités produites par les faits qu'elles synthétisent.

CAUSES NATURELLES ET CRÉATRICES,

EFFICIENTES ET OCCASIONNELLES

On ne peut abandonner le terrain de la causation et des causalités sans dire quelques mots des causes. Je trouverai, dans cet intéressant sujet, l'occasion de relever une erreur répandue au sujet de la loi qui établit la constance des rapports entre les causes et les effets, celle aussi de montrer l'universalité d'une autre loi dont on restreint généralement la portée à deux de ses nombreuses manifestations.

Dans les ouvrages tant philosophiques que scientifiques, on voit diviser les causes en causes instrumentales, matérielles, formelles, efficientes, physiques, morales, occasionnelles, prédisposantes, occultes, éloignées, prochaines; on y voit également opposer la cause première aux causes finales. Je ne discuterai pas ici la valeur de ces classifications et de ces dénominations: chaque groupe de sciences, voire chaque science particulière, a le droit d'opérer un classement des causes qui font partie de son objectif, et c'est aux philosophies spéciales de ces sciences ou de ces groupes qu'il appartient de l'établir. La philosophie scientifique centrale, se plaçant à un point de vue plus universel,

doit seulement examiner s'il est utile ou nécessaire à son objet de procéder à un premier classement, qui soit assez général pour que ses résultats persistent dans la science

tout entière.

Il suffit de se rappeler ce que j'ai dit plus haut du groupement scientifique primordial, lequel est nécessairement du ressort de la philosophie centrale, pour voir que celle-ci doit distinguer deux ordres de causes, correspondant à ce que j'ai appelé les faits naturels et les faits sociaux. Les causes appartenant à la première catégorie peuvent être appelées naturelles par analogie; il est plus difficile de trouver une dénomination convenable pour les autres. J'ai pu désigner sous le nom de sciences sociales les sciences qui synthétisent les effets de ces dernières, parce que la politique, la législation, la guerre, etc., sont, à proprement parler, les manifestations mêmes de l'être social. Mais appeler ces causes des causes sociales prêterait à la confusion et ne rappellerait nullement leur origine, qui n'est autre que la spontanéité intellectuelle. On pourrait, se fondant sur le fait qu'elles n'agissent que par le concours de la volonté, les appeler causes volontaires; mais considérant que leur essence même est une création libre et spontanée de l'organisme transcendant, je préfère leur affecter la dénomination de causes créatrices, évitant ainsi de

recourir à un néologisme pour les désigner (1).

(1) Je ne puis employer le terme causes morales pour désigner ces causes, par la raison qu'il offre un sens, consacré par un long usage, qui diffère notablement de celui que j'assigne aux causes créatrices. Ainsi, lorsqu'on dit que les causes morales influent sur les succès d'une armée, on entend par là l'état moral dans lequel cette armée se trouve. Or

Une autre classification des causes, indépendante de la précédente, est également du ressort de la philosophie centrale : c'est celle qui les classe en causes efficientes et en causes occasionnelles. Afin de fixer nettement le sens dans lequel je prends cette opposition, je me servirai d'un exemple. Pour que deux corps se combinent chimiquement, il faut que leur contact soit établi et que certaines conditions de chaleur, de lumière, d'électricité, etc., soient réalisées. Ces circonstances étant réunies, la combinaison s'opère indépendamment des causes, telles que la volonté de l'opérateur, qui les ont amenées. On peut donc dire que cette volonté agit dans la causalité comme cause occasionnelle, par opposition aux corps simples, à la chaleur libre ou latente et aux autres éléments essentiels qui constituent les causes efficientes de la combinaison. Sans doute, dans la production d'une causalité, il sera parfois difficile, peut-être impossible de dire si une cause désignée est

causes

cet état moral, lorsqu'il existe à une puissance supérieure, agit comme cause sur le résultat au même titre que des canons et des fusils perfectionnés. Mais dans une bataille, il y a plus qu'un état moral supérieur et des armes perfectionnées : il y a le parti que tous, depuis le général en chef jusqu'au simple soldat, parviennent à tirer de ces éléments soit matériels, soit moraux, par le jeu combiné de leur spontanéité intellectuelle et de leur volonté. Je comparerais donc volontiers les morales, telles qu'on les entend, à un élément statique, et les causes créatrices, comme je les appelle, à un élément dynamique, les unes et les autres entrant comme facteurs dans la cause totale dont l'effet est le gain ou la perte de la bataille. Cela suffit pour montrer que ce serait détourner le terme causes morales de son acception reçue, que de l'employer pour ce serait une erreur désigner les combinaisons d'un général, comme philosophique de confondre l'impulsion donnée par un chef, avec l'état moral des soldats sur lesquels cette impulsion agit.

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