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plus complète démonstration, me confiant dans l'avenir. Par sa Physique sociale, Quetelet n'a-t-il pas prouvé que l'homme, dans sa partie purement morale, subit l'influence de causes supérieures et antérieures à sa personnalité (1), et par là, n'a-t-il pas découvert certaines lois du monde transcendant (2)? Or établir les lois d'un monde, c'est prouver en même temps l'existence de ce monde et celle d'une méthode propre à en faire connaître les manifestations. Et s'il y a méthode pour un cas déterminé, il peut y en avoir pour les autres; le tout est de la trouver (3).

(1) Je n'en citerai qu'un exemple. Constatant que les crimes se reproduisent avec une régularité presque absolue, Quetelet en tire cette conséquence : que «< la société renferme en elle le germe de tous les crimes qui vont se commet» tre. C'est elle, en quelque sorte, qui les prépare, et le coupable n'est que >> l'instrument qui les exécute. Tout état social suppose donc un certain » nombre et un certain ordre de crimes qui résultent, comme conséquence >> nécessaire, de son organisation. »(Ad. Quetelet, Physique etc.; vol. I. p. 97.) Quel sujet de méditations, et pour le philosophe cherchant à concilier le fait général avec le libre arbitre individuel de l'homme, et pour l'homme d'État chargé de sauvegarder la vie et la propriété des citoyens.

(2) Avant la réunion des innombrables documents qui devaient servir de matière première à ses travaux, Quetelet prévoyait que, par sa méthode, il arriverait à découvrir des lois importantes : « La science qui aurait pour but » une semblable étude, » écrivait-il dès 1831, « serait une véritable mécanique » sociale qui, l'on n'en peut douter, présenterait des lois tout aussi admira»bles que la mécanique des corps bruts, et mettrait en évidence des principes >> conservateurs qui, dans le monde moral, ne seraient peut-être que les analo>> gues de ceux que nous connaissons déjà dans le monde physique. » (A. Quetelet, Recherches sur le penchant au crime aux différents âges, dans Nouveaux mémoires de l'Académie royale de Bruxelles; Bruxelles, 1832.)

(3) Les déterminations d'idées contenues dans cet ouvrage ne sont autre chose que des analyses transcendantes, conduites d'après une méthode arrêtée. Dans ces déterminations, en effet, le problème se trouvait posé en ces termes : Une idée vague, indécise, mais ayant son origine dans les rapports

Est-il toujours possible de dégager la perception de l'impression? Examinons l'homme à l'état sauvage: pour celui-ci certains phénomènes purement inorganiques, tels que le tonnerre, l'impressionnent à ce point qu'il les déifie. Les Grecs eux-mêmes armaient Zeus de la foudre, en même temps qu'ils plaçaient dans l'Olympe les forces organiques de la nature. Aujourd'hui, nous savons dégager les objectifs inorganiques et organiques de l'impression qu'ils nous causent, et les critiques sérieux (rari nantes in gurgite vasto) jugent les qualités et les défauts d'une œuvre d'art, même contraire aux tendances de leur esthétique personnelle. Le voile de l'impression, qui cache indistinctement tous les objets au sauvage, devient donc de plus en plus translucide à mesure que progresse la civilisation, et dans le même état social, il n'est qu'une gaze légère pour ceux qui ont profondément étudié un sujet, tandis qu'il demeure une toile opaque pour les autres. J'en conclus qu'un développement intellectuel bien dirigé de l'humanité la conduira à la connaissance de ce qui n'est encore pour elle que mystère; car la méthode et le dégagement de, la perception sont nécessaires et suffisants pour constituer la connaissance, et partant la science.

La science est donc indéfiniment extensible jusqu'à la limite extrême de la connaissance de l'objectif total. Toutefois, tenant compte de ce que la science dans son état actuel ne comprend qu'à de très rares exceptions près la connaissance du transcendant, je pense qu'il y aurait lieu de limiter la

naturels des choses étant donnée, préciser cette idée (c'est-à-dire atteindre à sa connaissance) par la connaissance plus approfondie des rapports dont elle émane. On a pu juger la valeur de la méthode employée par sa fécondité et par la simplicité des résultats qu'elle a produits.

signification du mot à ce qu'elle embrasse aujourd'hui. Dès lors, la science du monde transcendant, ou transcendance, deviendrait le problème de l'avenir; car elle est le champ presque inexploré (1) où l'homme trouvera à recueillir des moissons dont la richesse surpassera celle de la science actuelle de toute la distance qui sépare les mondes inorganique et organique du monde transcendant. Ainsi la science s'étendrait indéfiniment (2) sous un nom nouveau, et la philosophie transcendante, abandonnant le terrain infertile de la métaphysique, deviendrait le flambeau de l'esprit humain dans la recherche des lois qui régissent ce qui dans l'homme fait l'homme, c'est-à-dire non la matière inorganique ou même l'organisme vivant, mais l'organisme conscient, réceptif et créateur, qui place l'homme à la fois au-dessus de la matière inerte et de la matière animée, et qui établit son empire incontesté sur la nature entière.

(1) A côté de l'heureuse tentative faite par Quetelet pour pénétrer les lois du monde transcendant, je dois signaler les louables efforts faits par de nombreux écrivains militaires pour apprécier les causes et les effets des forces morales qui jouent un rôle si décisif dans la guerre. Il n'existe pas, néanmoins, de traité complet sur la matière. Je puis toutefois citer, comme recommandable à tous égards, le travail suivant : A. Banning, De l'action des causes morales à la guerre, dans Revue belge d'art, de sciences et de technologie militaires; 3° année, tome II; Bruxelles, 1878; p. 180 et suiv.

(2) L'extensibilité indéfinie de la science jusqu'à l'englobement complet de toutes les connaissances possibles, est posée comme un desideratum par tous les savants qui s'occupent de philosophie scientifique. Voir entre autres, Pierre Larousse, Grand dictionnaire etc., au mot Science, dans la partie encyclopédique. Je crois avoir prouvé dans le texte la possibilité de cette extension, et même avoir indiqué tout au moins les conditions essentielles à remplir pour que cette extension soit réalisable. Le développement de ces conditions appartient évidemment à la philosophie transcendante.

CAUSATION ET CAUSALITÉS

Ceux de mes lecteurs qui m'ont suivi jusqu'ici n'auront pas fait faute de constater que, tout en restreignant nominalement le champ d'action de la science, je l'ai étendu en fait au delà de toute limite qui ait pu lui être assignée jusqu'ici, puisque je suis arrivé à lui faire embrasser, sous différents noms, l'objectif total, et par suite, à étendre sa souveraineté jusqu'à la limite extrême où son empire peut s'exercer (1). La ligne de démarcation que j'ai établie entre la science proprement dite et la transcendance n'en a pas moins une utilité réelle; quelques mots suffiront à le prouver. Étant donnés, d'une part, l'état avancé des sciences qui ont pour objet les manifestations des mondes inorganique et organique, d'autre part, l'état embryonnaire de celles qui ont pour objet les manifestations

(1) Il est essentiel de remarquer qué l'homme pouvant objectiver ses propres idées, la connaissance de l'objectif comprend celle du subjectif lui-même, c'est-à-dire la connaissance de soi. Or, comme on ne peut pas imaginer quelque chose en dehors du moi et du non-moi, c'est-à-dire en dehors du subjectif et de l'objectif, il en résulte que la transcendance jointe à la science comprennent bien réellement la totalité absolue de la connaissance possible. Il est vrai qu'en dehors de la connaissance, il y a l'art, qui est création; mais évidemment les résultats de la faculté créatrice ne peuvent être soumis à un examen quelconque que lorsqu'ils se sont manifestés, sans quoi ils ne seraient pas un produit de la spontanéité transcendante; et dès qu'ils se sont manifestés, ils rentrent soit dans le domaine de la science, soit dans celui de la transcendance. La philosophie, telle que je la conçois et telle que j'en pose le premier jalon dans ce livre, n'a donc d'autre limite que celle qui sépare la raison de la rêverie.

du monde transcendant, il est clair que la philosophie applicable aux premières est susceptible d'acquérir un caractère de stabilité et de certitude que la philosophie applicable aux secondes est actuellement incapable d'atteindre. Il en résulte que la distinction posée entre la philosophie scientifique et la philosophie transcendante, fondamentalement établie sur la démarcation entre les mondes inorganiquè et organique et le monde transcendant, est justifiée non-seulement en raison, mais encore en fait la philosophie scientifique s'appuyant sur un ensemble de sciences parvenues à maturité, tandis que la philosophie transcendante ne peut être autre chose qu'un coup d'œil jeté sur l'avenir, qu'un effort de la pensée cherchant à pénétrer l'inconnu, fécond surtout en ce sens qu'il fixera l'attention sur les véritables données du problème soumis aux investigations de l'humanité.

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D'après la technologie proposée, de même que la science totale se subdivise en sciences particulières, de même la transcendance totale aurait à se subdiviser en transcendances particulières. Rien n'empêcherait, d'ailleurs, à mesure qu'une de celles-ci arriverait à maturité, de la classer parmi les sciences. Dès lors, une transcendance ne serait autre chose qu'une science à l'état embryonnaire, puisque, aussitôt ses lois fixées, elle changerait de dénomination. Mais la classification qui en résulterait, fondée sur l'état variable des connaissances humaines, c'est-à-dire sur un élément mobile, me semblerait moins heureuse que celle dont je propose l'adoption, par la raison que celle-ci est établie sur une considération purement objective, et par conséquent immuable. C'est pourquoi je maintiendrai la distinction posée dès les premières pages de ce livre, en attribuant à la philosophie

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