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On me permettra, en ce qui concerne la partie physiologique du débat, de renvoyer le lecteur à un beau travail de Chauffard sur la spontanéité vivante (1). Je veux me borner ici à quelques considérations tirées de l'histoire, à l'adresse de la nouvelle école matérialiste dont j'ai signalé plus haut les débuts dans l'art militaire.

Et pour rendre ma démonstration plus complète et plus concluante, je ne m'attacherai pas à quelques actes isolés posés par les plus grands capitaines; je n'invoquerai pas même une partie restreinte de la science ou une seule époque. Non, je prendrai la science positive par excellence, la tactique, depuis les Romains jusqu'à nos jours, et je m'appuyerai, non sur l'incroyable accumulation d'erreurs et de préjugés qui constituaient naguère encore l'histoire militaire, mais sur cette histoire telle qu'elle vient d'être établie sur la critique historique par le major B. Renard (2).

Si l'homme n'est pas doué de la puissance créatrice, la tactique doit être, à chaque époque, une conséquence de l'armement des troupes, car il faut bien qu'elle soit la conséquence de quelque chose. Les transformations de la tactique doivent donc marcher de concert avec celles de l'armement, et pour un même armement, il ne doit y avoir qu'une seule tactique. Examinons comment cette conclusion est vérifiée par l'histoire.

Lorsque, sous Camille, les légions romaines abandonnent

(1) E. Chauffard, La vie. Études et problèmes de biologie générale; Paris, 1878; p. 219 et suiv.

(2) V. B. Renard, Notes sur l'histoire militaire de l'antiquité; Bruxelles, 1875, et Histoire militaire. Cours abrégé de tactique générale. Étude sur les origines des batailles stratégiques; Bruxelles et Paris, 1878.

la forme phalangite pour les rendre maîtresses du modifié.

acquérir cette mobilité qui devait monde, leur armement n'est pas

A l'époque des guerres puniques apparaît ce fractionnement en profondeur, qui semble être le dernier mot de la tactique. L'armement des légionnaires reste le même; seule leur distribution dans l'ordre de bataille varie.

Sous Marius, le manipule fait place à la cohorte; mais la terrible épée espagnole ainsi que le pilum continuent à être les armes du soldat romain; la pique de la troisième ligne de manipules est seule supprimée. César, le grand César, conquiert les Gaules et Rome elle-même sur les Romains, en plaçant sur trois lignes les cohortes que Marius avait disposées sur deux seulement. C'est ainsi que, sous les Romains, le perfectionnement tactique réside dans l'outillage.

Il est vrai qu'on a dit et répété que l'invention de la poudre avait été le signal de la renaissance de l'art, après le moyen âge. Mais cette assertion est désormais une fable qui doit prendre rang à côté de celle de la fondation de Rome par Romulus et Remus. La vérité est que cette renaissance est due aux princes d'Orange, qui puisent des combinaisons nouvelles dans l'étude de l'antiquité. A la bataille de Lutzen, on voit encore les Impériaux combattre en carrés immenses, que les bataillons mobiles de GustaveAdolphe dispersent malgré leur supériorité numérique écrasante.

Il est vrai que le perfectionnement des armes à feu entraîne un peu plus tard l'amincissement des lignes; mais il est clairement prouvé aujourd'hui que cet amincissement, considéré par les historiens comme un progrès, a conduit à une période

de complète décadence. A un progrès dans l'armement correspond donc une décadence dans la tactique.

Cependant, Frédéric II saisissisant ces lignes minces dans ses mains habiles, les ploie, les déploie, leur imprime une extraordinaire mobilité, et l'Europe entière succombe devant cette nouvelle tactique, bien qu'elle fasse usage des mêmes canons et des mêmes fusils que l'armée prussienne.

Mais en même temps que Frédéric II disperse des armées doubles des siennes par sa tactique perfectionnée, la France s'agite. Le maréchal de Saxe, Guibert, Ménil-Durand, le maréchal de Broglie soulèvent la question à leur tour, puisant à nouveau des inspirations dans la tactique romaine. Les longues lignes minces de l'ordonnance prussienne disparaissent elles sont remplacées par de petites colonnes extraordinairement mobiles, reliées entre elles par des tirailleurs. Sans qu'un fusil ni un canon aient été changés, la France porte ses drapeaux victorieux dans toutes les capitales de l'Europe.

Il est vrai que la tactique contemporaine est le résultat de l'armement nouveau : devant les fusils à tir rapide, devant les canons à longue portée, cette admirable tactique française s'est évanouie. Mais par quoi est-elle remplacée ? Par un effroyable désordre qui rend toute direction illusoire, qui met les vainqueurs dans l'impossibilité de profiter de la victoire et d'équilibrer les pertes effroyables subies pendant l'attaque. La science positive par excellence, la tactique, n'existe plus. Les matérialistes de l'art de la guerre ne voientils pas ce chaos, ne comprennent-ils pas que ce qui manque à la tactique moderne, ce n'est pas un nouveau fusil, un nouveau canon ou une nouvelle cartouche, mais un génie qui,

saississant dans sa main puissante ces innombrables armées, ces canons et ces fusils perfectionnés, en fasse une synthèse d'où sorte une tactique nouvelle? Et si ce génie, ayant conçu cette synthèse, ne voit pas s'évanouir devant lui les armées qui lui seront opposées, fussent-elles doubles des siennes, ce sera que les mêmes causes auront cessé de produire les mêmes effets, ou que l'histoire, qui a enregistré les exploits des Grecs, des Romains, des communiers flamands, des princes d'Orange, de Gustave-Adolphe, de Frédéric II, des généraux de la république et de Napoléon, n'est qu'un absurde mensonge.

Et si ces preuves ne suffisaient pas pour convaincre tous les esprits de la spontanéité du génie humain, je demanderais au matérialisme de fournir, à son tour, les raisons sur lesquelles il s'appuye pour la nier. Et en présence de la pauvreté de ces raisons, je dirais ceci : Hypothèse pour hypothèse, choisissons celle qui est la plus propre au développement de l'intelligence humaine. Si la fatalité existe, le monde ira de même, que nous y croyons ou que nous n'y croyons pas; si elle n'existe pas, ce serait notre perte d'y croire à preuve l'Orient, dont le fatalisme est pourtant bien moins radical que celui prôné par le matérialisme. Sous prétexte d'affranchir l'esprit humain des religions, le matérialisme voudrait nous soumettre à un dogme cent fois plus destructif de la raison que la superstition la plus idolâtre. Le catholicisme ultramontain lui-même admet le libre arbitre, que le matérialisme prétendrait nous enlever! Ne nous laissons pas tromper par les apparences, et osons proclamer, dans l'ordre psychologique comme dans l'ordre physiologique, la spontanéité de l'être humain, c'est-à-dire à la fois sa puissance créatrice et sa liberté morale.

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OBJECTIF SCIENTIFIQUE ET OBJECTIF TRANSCENDANT

La science et l'art sont les armes que la nature a placées entre les mains de l'homme en vue de cette lutte pour l'existence qui est la loi universelle de la création et à laquelle l'humanité est d'autant plus soumise que son organisation est plus délicate et plus complexe. Sans doute, dans ce combat livré par l'être humain à ce qui l'entoure pour asseoir sa domination sur l'univers (1), c'est par l'art créateur que sont portés les coups; mais la science, encore que son action soit médiate, n'en contribue pas moins à la victoire. En effet, ce n'est que par la connaissance qu'il possède des choses, que l'homme parvient à les engager dans la voie de ses desseins (2). Du laboureur qui sème le grain dans l'espoir de recueillir une riche moisson, jusqu'au sculpteur qui fait jaillir une forme humaine d'un bloc d'argile, jusqu'à l'architecte qui lance une flèche de pierre vers les cieux, tous les travailleurs, artistes, créateurs, qu'ils obligent le sol à produire ou asservissent la matière à une haute pensée, tous,

(1) « L'homme possède en lui des forces morales qui lui assurent l'empire » sur tous les êtres de l'univers. » (Ad. Quetelet, Physique sociale, ou essai sur le développement des facultés de l'homme; vol. I, p. 146.)

(2) Cette vérité est établie par Buffon dans les termes suivants : «< Tous ces >> exemples modernes et récents prouvent que l'homme n'a connu que tard » l'étendue de sa puissance et que même il ne la connaît pas encore assez; elle » dépend en entier de l'exercice de son intelligence; ainsi, plus il observera, >>> plus il cultivera la nature, plus il aura de moyens de se la soumettre. » (Buffon, Époques de la nature.)

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