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éternel de la science, savoir la certitude de l'objectif et celle du subjectif.

Et si, s'appuyant sur ces deux certitudes, elle rencontre certaines sciences sociales qui se prétendent fondées, elle a le droit, bravant les préjugés d'une autre sorte qui se parent du nom de progrès, de leur demander où elles ont été prendre les matériaux au moyen desquels elles ont établi leur base? Voici, par exemple, l'économie politique, fondée sur le principe du libre échange. La philosophie scientifique a le droit et le devoir de s'enquérir de la nature des preuves que les économistes invoquent pour établir leur principe fondamental. Si ces preuves sont des raisonnements, elle doit examiner la valeur scientifique de ces raisonnements; si elles sont des faits, elle doit examiner s'ils n'ont pas été choisis pour les besoins de la cause; elle doit, en un mot, décider si elle se trouve en présence d'une conception purement subjective ou en présence d'une loi réellement objective. Dans ce dernier cas, la doctrine économiste doit nécessairement triompher, car j'ai montré par quel jeu des passions humaines la vérité finit toujours par terrasser l'erreur; dans le premier, elle n'est qu'une phase de l'évolution économique,

comme telle, elle est destinée à disparaître un jour pour faire place à de nouvelles expériences. Or ne serait-on pas en droit de dire que ce moment est arrivé, alors qu'on voit cette doctrine désavouée par tous les gouvernements, et ce qui est plus encore, par l'homme illustre auquel la Prusse doit non moins qu'à Frédéric II, à son vénérable successeur et à ces éminents généraux parmi lesquels de Moltke occupe la première place, de diriger aujourd'hui les destinées des nations germaniques,-par cet homme illustre qu'un écrivain

militaire français, qui avait vécu de longues années en relations constantes avec lui, a montré comme « le type

> remarquable du plus parfait équilibre entre l'intelligence » et la volonté (1)? »

Combien le résultat eût été différent si l'économie politique, au lieu de se poser comme doctrine, s'était efforcée de s'établir comme science; si, après son brillant début, elle ne s'était pas immobilisée dans la contemplation des idées de son célèbre fondateur; si elle avait tracé sa voie, cherché ses preuves, modifié ses conclusions en accord avec la réalité; si elle avait travaillé, au lieu de se faire un piédestal pour certaines personnalités aussi nulles que tapageuses; si elle avait su élargir ses vues, au lieu de ramener tout à une misérable question d'argent; si, en un mot, elle avait compris son but comme outil non-seulement de la richesse, mais encore de la grandeur des nations (2). Embrassant alors le problème sous toutes ses faces et les éléments nécessaires pour le résoudre étant

(1) Stoffel, Rapports militaires écrits de Berlin; 4° éd., Paris, 1872; p. 308. (2) Ne voit-on pas aujourd'hui invoquer sans cesse comme un axiome cet autre principe de la doctrine économique : que les règles à suivre pour diriger un État ne diffèrent pas de celles que doit observer un père de famille ? Or, veut-on savoir comment ce prétendu axiome est jugé par un de ces systèmes philosophiques qui, loin de se traîner dans les bas-fonds des écoles matérialistes, sont dans leurs écarts mêmes la gloire de l'esprit humain? Dans son Introduction à la philosophie de l'histoire, Véra lui assène ce coup de massue, dont il aura de la peine à se relever : << Appliquer l'idée de l'État, par » exemple, à l'idée de la famille, et confondre les règles qui doivent gouverner >> le premier avec celles qui doivent gouverner la dernière, c'est faire, ni plus >> ni moins, comme celui qui prétendrait expliquer l'animal et ses mouve>> ments par la structure et les mouvements des planètes. » (A. Véra, Essais de philosophie hégélienne; Paris, 1864; p. 185.)

rassemblés, elle serait aujourd'hui un guide certain pour les hommes d'État au lieu d'en être désavouée. La doctrine économique a vécu; il reste à fonder la science.

Et où trouver la base de cette nouvelle économie politique appelée à succéder à la doctrine subjective si ce n'est dans la philosophie scientifique? Celle-ci ramenant la science à l'unité, permet par une conception simple et féconde de l'entité scientifique et par des comparaisons avec des sciences. plus avancées, de jalonner la voie des sciences livrées à ces empiriques du subjectivisme qui prétendent trouver dans leur cerveau le microcosme de l'univers. Je l'ai déjà dit : le monde n'est soumis à l'idée que pour autant que celle-ci devienne acte; mais vouloir, par l'idée seule, atteindre à la connaissance, et par suite à la science, est une entreprise qui échouera toujours, parce qu'elle est contradictoire.

Et maintenant, on me demandera peut-être à quelle conception métaphysique je prétends rattacher la philosophie de la science? Je voudrais que cette question me fût posée, parce que j'y trouverais l'occasion de répondre que la philosophie scientifique plane au-dessus des systèmes : elle n'a pas plus à s'occuper des croyances métaphysiques que des convictions religieuses. Si, cependant, elle rencontre sur sa route des systèmes qui nient les bases mêmes sur lesquelles elle s'appuye, elle a le droit d'en faire justice tant pis pour eux s'ils ont prétendu s'appuyer sur la science, et si la science leur inflige un démenti. Que chacun reste dans sa sphère; c'est l'unique moyen de fonder la philosophie scientifique, de fonder peut-être un jour une philosophie transcendante qui, planant à son tour au-dessus des métaphysiques, des esthétiques, des religions et des diverses

manifestations du génie humain, accomplira ce vœu de tous les penseurs, de voir s'élever enfin une philosophie qui ne soit point un système, mais bien le flambeau de l'humanité dans son éternelle recherche à travers le monde transcendant, cette troisième et suprême manifestation des forces de la nature.

Quoi qu'il en soit du résultat de cette recherche étrangère à l'objet de ce livre, je vais exposer ma conception de la philosophie scientifique, en examinant successivement celle-ci dans les trois manifestations que je lui ai reconnues, savoir : 1° détermination de l'objectif scientifique, 2° méthode de recherche, et 3° synthèse scientifique générale. Cette dernière partie sera naturellement limitée à un premier classement en groupes, attendu que les sous-classements à opérer dans les groupes relèvent des philosophies spéciales de ceux-ci. J'ajouterai que cet ouvrage n'étant pas un traité didactique, mais plutôt une œuvre de combat destinée à répandre quelques idées nouvelles, je me bornerai à mentionner sommairement les questions dont les solutions sont dès aujourd'hui acquises. Ce sera le seul moyen de me réserver l'espace nécessaire pour combattre les préjugés et les idées reçues qui ont trop longtemps voilé l'universalité et l'admirable unité des lois de la science.

LA

PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE

PREMIÈRE PARTIE

L'OBJET DE LA SCIENCE

ART, SCIENCE, MÉTIER

Parmi les notions vagues ou erronées qui ont communément cours au sujet de la science et de l'art, il n'en est peut-être pas de plus contraire à leur développement que la confusion dont ces deux manifestations définitives du génie humain sont constamment l'objet. Que les savants considèrent la science comme supérieure à l'art, que les artistes regardent l'art comme supérieur à la science, ce sont là, à proprement parler, des appréciations personnelles, fondées sur ce subjectivisme qui jadis a fait croire à l'homme que la terre était le centre du monde, et qui porte chaque individu, aujourd'hui autant que jamais, à se considérer lui-même comme le centre de l'humanité, en étendant à celle-ci tout

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