Page images
PDF
EPUB

INTRODUCTION

DIALECTIQUE, PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE
ET PHILOSOPHIE TRANSCENDANTE

L'importance de l'idée philosophique au point de vue du développement des facultés intellectuelles, non moins que son influence sur les progrès de la science, est l'objet des appréciations les plus opposées. Si, d'un côté, la philosophie constitue une partie intégrante de l'enseignement préparatoire aux professions libérales, de l'autre, elle est bannie des écoles purement scientifiques. Reconnue nécessaire pour former un médecin ou un avocat, elle est jugée inutile pour former un ingénieur ou un militaire. Son nom même ne figure pas sur le programme de l'enseignement de l'École militaire de Bruxelles (1), bien que, sous le rapport scientifique tout au moins, cette école doive être rangée parmi les établissements

(1) Programme de l'enseignement intérieur de l'École militaire de Belgique; Bruxelles, 1867.

d'instruction supérieure. L'École de guerre, fondée en 1870 dans la même ville, à l'instar de l'Académie de guerre de Berlin, ne mentionne pas davantage la philosophie dans son programme (1), quoique son but soit « de répandre l'instruc» tion supérieure dans l'armée (2). » La même omission se constate dans le programme des Écoles spéciales annexées à l'Université de Liége (3) et dans celui de l'École polytechnique (4) qui est venue compléter, dans ces dernières années, l'Université de Bruxelles. Je ne crois pas devoir mentionner les écoles d'art proprement dites, dans lesquelles l'enseignement est presque toujours purement professionnel.

Cette contradiction dans les jugements qu'on porte sur l'importance de la philosophie, est le résultat d'un ensemble de causes qu'il n'est pas inutile d'approfondir.

Les nombreuses et si diverses manifestations de l'idée philosophique peuvent être classées en trois groupes, auxquels j'attribuerai les dénominations de dialectique, de scientifique et de transcendant (5). Au groupe scientifique appartiennent

(1) Arrêté royal du 14 mai 1872, modifiant l'arrêté royal du 12 novembre 1869, portant institution d'une École de guerre, dans Journal militaire officiel, vol. XXXVIII; Bruxelles, 1872; p. 231 et suiv.

(2) Ibid.; p. 231.

(3) Écoles spéciales des arts et manufactures et des mines, annexées à l'Université de Liége. Programmes généraux et programmes détaillés ; Bruxelles, 1864.

(4) Université de Bruxelles. Programme des cours. Année académique 18771878; Bruxelles, 1877; p. 12 et suiv.

(5) Dans le texte de cet ouvrage, je donnerai de ce mot une définition telle qu'elle sera de nature à satisfaire les esprits les plus positifs. Pour le moment, je dois me contenter d'éveiller dans l'esprit l'idée vague que ce mot appelle. Il en est exactement de même pour les termes philosophie, dialectique et science, dont les déterminations précises contituent un des buts principaux de ce livre.

les manifestations qui ont pour objet la connaissance des faits naturels et sociaux; le groupe transcendant embrasse les manifestations qui sont du domaine de l'idée pure, telles que les systèmes de métaphysique, la morale, l'esthétique, etc.; enfin, les manifestations dialectiques sont celles qui visent spécialement le mode d'expression de la pensée par le langage, - cette source d'erreur et de vérité, cet instrument dangereux et pourtant nécessaire à ce point que, sans lui, ni la science, ni l'art n'auraient pu naître ni se développer. Ces diverses manifestations se retrouvent, en proportions variables, dans les conceptions philosophiques qu'on désigne sous le nom de systèmes; et selon qu'un de ces trois éléments y prédomine, le système peut être appelé dialectique, transcendant ou scientifique.

La dialectique semble avoir été le point de départ de la philosophie. Avant de raisonner sur les idées et sur les choses, l'homme a raisonné sur les mots au moyen desquels il représentait les unes et les autres. Les Grecs, de qui nous viennent les fondements de nos sciences et de nos arts à travers la Rome antique et la renaissance, servis par une langue d'une richesse incomparable, tenaient la dialectique en haute estime. Les disputes de l'École sont demeurées célèbres. Le Bas-Empire hérita de cet esprit philosophique qui contribua à sa chute. On se souvient de ces sophistes que la chute imminente de Constantinople, assiégé par Mahomet, ne parvenait pas à arracher à leurs discussions stériles. Cependant, à mesure que l'idée philosophique se développait, sa manifestation originaire la dialectique voyait son importance décroître. Ainsi que nous cherchons à établir la concordance entre l'idée d'un objet et cet objet lui-même par

[ocr errors]

l'élimination des erreurs résultant de l'imperfection de nos moyens de connaître, de même la philosophie éliminait peu à peu de son domaine la dialectique, qui l'empêchait de saisir l'idée ou la chose corps à corps. Cet affranchissement de l'idée philosophique remonte aux grands philosophes grecs : Platon en offre un admirable exemple. Les Latins marchèrent dans la même voie. Il faut descendre jusqu'au moyen âge pour voir la dialectique regagner, sous le nom de scolastique, le terrain qu'elle avait perdu. La renaissance, reprenant l'œuvre au point où l'avait laissée l'antiquité, dégagea de nouveau la conception philosophique de ses entraves. Mais cet affranchissement, quels qu'aient été ses progrès, est loin d'être complet même aujourd'hui. La logique, fondée sur le syllogisme, qu'on enseigne encore dans les écoles et qui fait consister le raisonnement dans une disposition particulière des phrases, n'est autre chose qu'une conception dialectique; les mathématiques, — la géométrie en particulier, que l'on croit trop généralement avoir atteint leur point de perfection, sont fondées sur cette même dialectique (1), dont la disparition absolue est, pourtant, la condition nécessaire du progrès philosophique.

Des deux mondes qui s'ouvraient devant elle : celui des idées et celui des faits, la philosophie en voie d'affranchissement s'empara du premier. Il ne pouvait en être autrement,

(1) Je prie tous ceux qui trouveraient cette affirmation hasardée, de suspendre leur jugement et de ne pas croire a priori à un paradoxe je pense que, lorsqu'ils seront arrivés à la dernière page de ce livre, ils seront pleinement convaincus. Cette observation s'applique à un grand nombre d'assertions contenues dans cette introduction et que je me réserve de prouver par la suite.

« PreviousContinue »