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Vous connaissez-bien pour qui est la lettre que j'ai pris la liberté de vous adresser. Mais, en l'envoyant, déclarez bien, s'il vous plaît, que je ne m'attends point à une réponse.

Le lundi, 5o de mai 87 (1).

Vous ne vous contentez pas, Madame, de me combler de temoignages d'une très-tendre bonté, vous m'accablez encore de présents et de richesses. Rien n'est plus beau que la chapelle que vous m'avez envoyée, et elle est peu proportionnée à la pauvreté d'un solitaire. Mais quand on est aussi soumis que je le suis, on ne peut que remercier, sans oser se plaindre. Cependant j'en serais bien tenté au sujet de la pendule. Car, en vérité, c'est dommage de vous ôter ainsi des choses nécessaires, pour les donner à un homme que vous auriez tant de raisons d'oublier; et je vous avoue que je ressens une vraie tristesse de vous voir dépouiller de tout, et de me voir contraint de tout accepter. J'espère néanmoins, Madame, que vous aurez enfin pitié de moi, et que vous n'userez pas à l'avenir de tout le pouvoir que vous avez sur ma volonté. Je vous le demande comme une nouvelle grâce, et dont je vous serai très-obligé, quoique je

(1) A Madame Des Rieux en son château. Au dos; Receu le 12 may 87,

puisse en même temps vous assurer que rien n'est égal à la reconnaissance et aux sentiments avec lesquels j'ai reçu tout ce qu'il vous a plu de m'envoyer. Comme vous me faites sans doute l'honneur de le croire. Madame, j'aime mieux vous le laisser penser, que d'entreprendre de vous le dire; mes expressions n'iraient pas aussi loin que la bonne opinion que vous avez de moi, et j'attends de votre bonté plus de justice que je n'oserais en demander. J'ai trouvé parmi tous ces présents quelques linges destinés à l'autel; et vous voyez, Madame, combien de choses m'obligeraient à me souvenir de vous, si j'étais assez malheureux pour avoir besoin que quelque chose m'en renouvelat la mémoire. Vous m'êtes toujours présente; yous partagez toutes mes peines; et vous m'accompagnez dans tous les changements et toutes les courses où mon état me réduit. Vous êtes aussi presque la seule avec qui j'entretiens un commerce réglé. Je l'ai rompu avec mes meilleurs amis, et avec des personnes qui croyaient avoir besoin de cette consolation, et qui n'ont pu me pardonner cette dureté. Celui qui me reste avec Madame Le Tanneur est presque unique; et c'est plus par le besoin que j'en ai, que par celui qu'elle croit avoir. Il est vrai néanmoins, que quand mes intérêts ne seraient pas entre ses mains, et que je ne dépendrais pas de ses soins en une infinité de choses, il ne serait plus en mon pouvoir de ne lui pas témoigner toute ma vie une extrême reconnaissance

de toutes les obligations que je lui ai. Vous ne voudriez pas, Madame, que je devinsse ingrat, et je croirais me rendre tout à fait indigne de votre bonté, si j'étais insensible à celle d'une personne que vous honorez de votre estime, et qui a pour vous un respect si particulier.

Ce fut par une providence de Dieu, que j'ai depuis, souvent admirée, qu'elle eut connaissance de mon dessein, sans que je lui en eusse parlé. Elle le conduisit avec une sagesse et une affection dont j'aimerais mieux vous pouvoir entretenir que de vous en écrire par les voies ordinaires. Elle est entrée, dans la suite, dans tous les détails, de ce qui a regardé mon établissement, ma santé, mes affaires. Elle a même en un sens contribué à me sauver la vie, en me portant à changer le lieu où je m'étais d'abord retirẻ, et où elle me trouva presque mourant, pour une autre retraite où l'air est meilleur, et où j'ai plus de repos. Enfin, elle est disposée à tout entreprendre pour moi, et je serais très-coupable, si je n'étais vivement touché d'une bonté qui ressemble si fort à celle que vous me faites l'honneur d'avoir pour moi. Je vous dis tout cela, Madame, pour vous faire agréer que j'entretienne avec quelque assiduité une relation qui m'est si nécessaire, et pour me justifier de ce que j'ai eu quelque peine, dans le commencement, à vous donner des marques de mon respect et de ma très-humble reconnaissance. Mon dessein était alors de m'ensevelir

dans une entière obscurité; de n'attendrir personne; de me faire oublier de celles dont je conservais en secret le souvenir; d'òter à mes amis tous les moyens d'arriver jusqu'à moi; et de porter seul tout le poids de ma douleur, sans le partager avec qui que ce fût. Comme je connaissais votre extrême bonté, je pris encore de plus sévères précautions à votre égard. J'espérai qu'en ne l'entretenant par rien de sensible, elle tomberait enfin d'elle-même; et que l'apparence de l'oubli et de l'ingratitude vous consolerait de mon absence, puisque je ne pouvais vous consoler en vous faisant espérer mon retour. L'événement a fait voir que je m'étais trompé dans tous ces jugements. Mais mon dessein était louable, et je songeais à vous épargner une douleur qui ne pouvait vous être sensible, sans m'accabler, et dont le remède n'est violent que pour moi. Dieu n'a pas permis qu'il ait réussi, et je lui en rends grâces de tout mon cœur. Vous m'avez tiré du tombeau où j'étais entré; et vous m'avez consolé en me faisant connaître que vous étiez capable de consolation. La seule grâce que je vous demande, Madame, est que vous soyez persuadée que je me fais un très-sensible plaisir d'avoir l'honneur de vous écrire dans des intervalles réglés; que je suis contraint de rendre mes lettres un peu rares, afin de les rendre sûres; et que je serais inconsolable si vous doutiez un seul moment de mon respectueux et tendre attachement pour vous, de ma vive et profonde reconnais

sance pour toutes vos bontés, et de mon sensible déplaisir de celui que je ne puis vous épargner. J'espère Madame, que vous jugerez en cela de ma sincérité par la vôtre, et que vous me ferez l'honneur de me croire et de me plaindre dans tout ce que je dis et tout ce que je sens sur votre sujet. Il ne faut pas néanmoins que je vous fasse trop de pitié. Je serais très-content si vous pouviez être un peu plus tran quille. C'est votre douleur qui fait la mienne, et vous me consolerez, quand vous serez consolée. Ainsi ne prenez point la résolution de me cacher vos peines pour me ménager. Il m'importe de les connaître. Je me les figurerais plus grandes, si elles m'étaient inconnues; et c'est une partie de ma consolation que de m'affliger avec vous. La confiance avec laquelle vous me déchargez votre cœur soulage le mien; et vous m'eussiez fait plaisir de me dire plus tôt ce que vous pensiez sur mon sujet. Usez-en, s'il vous plaît, Madame, avec plus de bonté, à l'avenir : dites-moi tout, et ce qui me regarde, avec encore plus de liberté que le reste. Vous ne sauriez m'obliger plus sensiblement; et c'est pour vous et pour moi l'unique moyen de guérir de certains soupçons, et d'en prévenir beaucoup d'autres. Voilà, Madame, un éclaircissement un peu long. Mais il était nécessaire, et j'espère qu'il servira pour longtemps.

Je ne sais où en est votre voyage de la Vallée (1) ? (1) Port-Royal.

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