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du carrosse, et après un intervalle fort court, j'allai avec deux de mes amis dont le P. Cuzène était l'un, à Vaux-le-Vicomte, où je me trouvai si faible, que je vécus avec eux sans pouvoir presque les entretenir dans un autre temps que le repas. Tout cela me conduisit jusqu'au 10 de septembre, où j'allai prendre la diligence à Melun, dont mon frère avait fait le voyage pour me conserver ma place, quoique j'eusse voulu lui cacher mon dessein. Mais il l'apprit de M. Boileau, ou plutôt le devina. J'arrivai à Lyon, le mardi, d'assez bonne heure, mais extrêmement fatigué et du carrosse et de mes insomnies qui me contraignirent d'user deux fois d'opium, et encore avec

peu

de succès. Les chaleurs furent extrêmes les premiers jours, et elles étaient bien augmentées par l'entassement de huit personnes dans un carrosse dont les rideaux étaient presque toujours fermés, parce que ceux qui étaient aux portières étaient brûlés par le soleil, ou étouffés par la poudre. Ces incommodités étaient néanmoins adoucies par la bonté du carrosse qui était l'un des meilleurs du monde, et par la civilité et la sagesse des voyageurs qui me comblaient d'honnêtetés. Je cherchai une litière dès que j'arrivai à Lyon. Mais un seul homme a droit d'en fournir, et cet homme n'en pouvait donner que pour le dimanche. Le séjour d'une hôtellerie m'aurait été insupportable pendant tant de jours, et je consentis sans peine à aller chez un ami que vous

avez pu connaître par les relations de Mademoiselle de Fleury, et qui, après deux jours, me mena à une maison de campagne qui est l'une des plus belles de la province. La litière vint enfin et je ne pus refuser un ami, qui s'offrit à m'accompagner jusqu'à la maison de mon père. Je le trouvai en bonne santé, Dieu merci, aussi bien que toute sa famille; mais bien surpris de mon apparition, parce que je ne lui avais rien écrit, ni avant mon départ, ni pendant mon voyage, parce que l'attente et les moindres contretemps lui auraient donné de cruelles inquiétudes. Ce fut, Madame, pour vous en épargner de pareilles, que je suppliai Madame de F. de vous laisser dans la pensée que j'étais parti en litière, et vous l'aurez étrangement embarrassée, si elle a eu l'honneur de vous voir, et si vous l'avez un peu trop pressée par vos questions. Elle est à plaindre dans bien des occasions, où elle voudrait satisfaire tout le monde, et où elle ne le peut. On croit alors qu'elle est mystérieuse ou peu sincère; ou, pour le moins, on est tenté de l'en soupçonner. Et cependant, elle n'est alors que bonne amie, et souvent des deux côtés, conservant à l'un son secret, et à l'autre son repos.

« Voilà, Madame, bien des discours sur mon sujet; et je n'ai pas néanmoins encore tout dit. Il parut à tout le monde si difficile que je demeurasse inconnu. dans une ville où la curiosité est extrême, qu'on me porta à me retirer le jour même de mon arrivée

c'est-à-dire le lundi, à une maison de campagne qui n'est éloignée que d'une licue, et qui a une chapelle domestique. Je fus ravis qu'on me demandât ce que j'aurais voulu demander, et je commence à respirer dans cette solitude, ne l'ayant presque pu faire depuis mon déplacement. Je crois que je m'y arrêterai jusqu'au 15 du mois prochain; mais ce sera pour le plus : après quoi, je me mettrai sur la rivière, et peut-être me reposerai-je en chemin, peut-être aussi ne m'arrêterai-je nulle part. Je vous fais, Madame, tout ce détail, avec une pleine assurance que vous me le pardonnez plus aisément, que les mystères que je vous fais quelquefois malgré moi. J'ose même vous supplier d'en faire part à Mademoiselle de Sainte-Lucie, dont la bonté est capable de tout excuser; et de me permettre de l'assurer ici que je conserverai jusqu'à la mort, la vive reconnaissance que je lui dois pour sa charité, pour ses conseils, pour ses prières, et pour l'intérêt sensible qu'elle me fait l'honneur de prendre à tout ce qui me regarde. Je vous en dis autant, s'il vous plaît, Madame; et je crois que vous me faites la justice d'ajouter encore à mes respectueux sentiments, tout ce qui manque à mes expressions. Je vous supplie d'avoir soin de votre santé, et d'être bien persuadée de l'obligation que je vous ai, quand vous voulez bien faire quelque chose pour elle.

« Je ne sais si Mademoiselle de V. (1) est mieux ou (1) Mlle de Vertus.

plus mal. L'inquiétude que me donne son état n'est que trop bien fondée; et l'éloignement où je suis de toutes les personnes qui pourraient m'en apprendre des nouvelles, est bien capable de l'augmenter. Si vous voulez, Madame, me faire l'honneur de m'écrire, il faudra, s'il vous plaît, adresser la lettre à Mademoiselle Flachères, à Montbrison, et mettre Lyon, audessus, un peu à côté. Comme je n'ai presque point entretenu de commerce avec ma famille depuis mon départ, je crois lui devoir cacher celui que j'ai ailleurs. Je vous fais, Madame, de nouvelles protestations de mes très-humbles obéissances, et du profond respect avec lequel je suis à vous. Ne m'oubliez pas, je vous conjure, dans vos prières (1). »

Ces pages nous montrent l'homme lui-même avec sa sincérité naïve, son affectueuse politesse, et aussi cette défiance poussée à l'extrême, que Sainte-Beuve attribue plutôt à l'approche de la quarantaine (2), et à une crainte purement fébrile, qu'à un excès de réserve et de modestie. Nous l'entendons dire de lui-même à la troisième personne : « Il fait les choses comme bon lui semble, et il a de certaines manières si étranges et si peu conformes à celles des gens de ce pays, qu'on le prendrait pour un homme du Canada ou de la Nouvelle-Guinée (3). » Ailleurs, Arnauld le cache

(1) 1689, à Mme d'Épernon.
(2) Port-Royal, VI, p. 376.
(3) 1689, a M. Boileau. IX, 34.

sous un faux nom, usant pour lui-même du pseudonyme « L'abbesse de Sanlieu est tout à fait satisfaite. de ses nouvelles postulantes (1). » Cette abbesse n'est autre qu'Arnauld, et les postulantes sont Quesnel et Du Guet. L'apparente misanthropie de ce dernier n'exclut point absolument la bonne humeur; nos citations en ont donné la preuve; et les charitables attentions des Madeleines converties ou soutenues par le nouveau Père du Désert, sont reconnues avec une touchante gratitude. Bossuet n'a-t-il pas dit que les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particulière? N'ajoute-t-il pas « Qui reconnaît les grâces aime à en faire; et en bannissant l'ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur qu'il n'y a plus moyen de n'y être pas sensible (2)? » Du Guet bannissait trop bien l'ingratitude, pour que les grandes dames qu'il dirigeait demeurassent insensibles. Les vertueux conseils qu'il leur donnait avec tant d'à-propos, auraient-ils pu être payés en monnaie vulgaire ? On ne s'arrête pas à de semblables pensées : dans les relations de pénitentes à directeur, le cœur seul peut acquitter ce que doit l'âme.

:

Veut-on un exemple de cette vivacité avec laquelle le regretté solitaire témoigne sa reconnaissance pour les délicates attentions d'une main amie? Il écrit à Madame de Fontpertuis : « Quand on est bien touché,

(1) 1685, 23 mars à Mme de Fontpertuis. (2) Disc. sur l'Hist, Univ., III, ch. III.

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