Page images
PDF
EPUB

s'est trouvé l'un des hommes les plus connus de son temps. Sa réputation s'est atténuée sans doute; nous ne disons plus aujourd'hui « ce grand homme (1) » : mais l'impartiale critique lui doit, à défaut d'une admiration enthousiaste, une estime voisine de l'admiration. Depuis son entrée au noviciat de l'Oratoire de Paris, où il se lia avec Arnauld et Nicole, jusqu'à sa mort; à Saumur, où il enseignait la Philosophie; à Troyes, où son catéchisme attirait toute la ville; au séminaire de Saint-Magloire, lieu de ses Conférences assidument suivies par l'élite du monde pieux; à Bruxelles, où il se réfugia auprès d'Arnauld; à Paris enfin, chez le Président de Ménars, dont la femme, sœur de Colbert, lui avait ménagé l'hospitalité : partout, Du Guet chercha l'obscurité; partout l'entourèrent le respect et la sympathie : tout le monde fut avec lui dans le secret, et il était le seul qui s'ignorât lui-même.

Ce fut dans le Forez, à Montbrison, cette ville qui eut tant à souffrir durant les guerres de Religion, et qu'avait prise et saccagée le farouche baron des Adrets, que naquit en 1649, le 9 décembre, Joseph-Jacques Du Guet. Son père était avocat au Présidial. La Congrégation (2) fondée par le Cardinal de Bérulle, il y

(1) Préface de l'Institution d'un Prince, p. 66, édit. de 1743. (2) Voici des vers, de Santeuil extraits des Mémoires manuscrits de l'Oratoire, et relatifs à l'esprit moderne de la Congrégation:

Proles generosa Berulli

Aurea gens, ipsi superum acceptissima Regi,

avait quarante ans à peine, possédait un collége en ce lieu l'enfant y entra, et révéla les plus rares aptitudes. Une lecture de l'Astrée de d'Urfé aurait, dit-on, enflammé cette jeune imagination, et l'eût poussée à des tentatives d'imitation dangereuse, si comme le rapporte Tacite de Julia Procilla, dont Agricola fut le fils, la prudence d'une mère n'eût tempéré cette passion vive et bouillante (1). Cependant l'Astrée avec ses aventures devait nécessairement exalter l'esprit d'un élève de troisième année. Lire cet ouvrage d'un bout à l'autre, était déjà une preuve du génie patient de l'enfant. Ce roman fameux qui peint la Cour de Henri IV, comme Cyrus, Cléopâtre et la Princesse de Clèves représentent celles de Louis XIII et de Louis XIV, montre l'amour sous un jour pur et honnête: les sentiments y sont élevés, les pensées tendrement délicates; les descriptions de fêtes brillantes et animées offrent de plus à l'imagination l'attrait d'une curieuse peinture. La galanterie dans les œuvres qui sont venues ensuite, ne consiste

Votorum leges quam nullæ et vincta coercent,
Sed pietatis amor regit et pars optima nostri
Religioque ratioque, comes non judica fræni.
Illa quidem humanos ut se componat ad usus,
Non habitu bicolor, torta non cannabe cincta,
Non pedibus male nuda, gravi non horrida sacco,
Nec gestans patulo promissam in pectore barbam,
Unde sapit barbarum ultrix veneranda senectus.
Arch. M. M. 621. Mem. Mss. de l'Orat., p. 57.

(1) Tacite Agricola, chap. IV.

plus qu'en une certaine attention à de petits soins intéressés, que n'accompagne aucun sacrifice, et qu'il suffit d'assaisonner d'un jargon d'étiquette, dont les formules insipides et souvent dérisoires n'abusent que la vanité qu'elles caressent. Telle n'était pas la galanterie des temps chevaleresques : elle échauffait les âmes de tous les feux dont la passion la plus puissante sur le cœur humain est la source féconde. Ce n'était pas trop d'exposer sa vie à mille dangers pour acquérir le moindre degré de gloire; et même le seul moyen de séduction dont on pouvait user était d'éblouir des arbitres chéris, par l'éclat des actions généreuses. D'Urfé avait été, au dire de Huet, celui qui le premier, tira les romans de la barbarie, et les assujétit aux règles d'une sage composition. A cet égard, l'Astrée est l'ouvrage le plus ingénieux qui ait paru en ce genre: il a surpassé la gloire que la Grèce, l'Italie et l'Allemagne s'y étaient acquise. Cet écrit si estimé autrefois de quiconque se piquait de bel esprit et de politesse, est d'autant plus curieux que ce sont des personnes de condition qu'on y peint sous des emblèmes de bergers et de bergères. Car le fond de la Pastorale est l'histoire de d'Urfé lui-même, et celle de plusieurs chevaliers du temps de Henri IV; le tout orné de quelques fictions et d'épisodes, pour en faire un roman plus régulier (1). En s'attachant à

(1) D'Artigny, Nouveaux Mémoires, p. 173.

la lecture de l'Astrée, Du Guet ne faisait en réalité que suivre la tendance de l'époque à laquelle il appartenait. On ne peut nier l'influence exercée par le roman sur le xvIIe siècle. Nous entendons Madame de Sévigné parler ainsi d'un des chauds imitateurs de d'Urfé, de La Calprenède : « Je n'ose vous dire que je suis revenue à Cléopâtre, et que par le bonheur que j'ai de ne pas avoir de mémoire, cette lecture me divertit encore. Cela est épouvantable; mais vous savez que je ne m'accommode guère de toutes ces pruderies qui ne me sont pas naturelles; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m'est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le prétexte de mon fils qui m'a mis en train (1). » Et trois jours plus tard : « Cléopâtre va son train, mais sans empressement et aux heures perdues : c'est ordinairement sur cette lecture que je m'endors : le caractère m'en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j'avoue qu'ils me plaisent, et qu'ils sont d'une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d'épée; tellement que voilà qui est bien, pourvu qu'on m'en garde le secret (2).»

Ami de la spirituelle marquise, La Fontaine offrit, dit-on, à d'Urfé, le tribut de son admiration première.

(1) Tome IV, p. 178 (Édit. REGNier).

(2) Ibid., p. 180.

On est surpris de trouver les mêmes goûts dans la jeunesse du prêtre et dans celle du fabuliste. Les analogies furent plus nombreuses encore. Ils devaient tous deux n'apparaître que fort peu de temps dans la Congrégation de l'Oratoire, subir une rude persécution, et remercier la main bienfaisante des femmes, qui payèrent l'un des hommages de son naïf génie, l'autre des conseils de sa lucide intelligence. On pourrait pousser plus loin l'observation des traits de ressemblance présentés par les deux écrivains: ils aimèrent l'ombre et la nature. L'Astrée ne produisit pas cependant le même résultat sur la direction de leur génie. Tyrcis et Amarante furent peutêtre chez l'un une réminiscence des premières lectures; chez l'autre, quelques lettres empreintes d'une certaine grâce doucereuse, et qui, outre la réputation déjà acquise de bon esprit, lui vaudront parfois celle de bel esprit. Mais je le répète, ce ne seront que des réminiscences: le directeur poursuit un but plus élevé.

La chronique rapporte donc qu'après avoir intégralement lu l'œuvre de d'Urfé, le jeune Du Guet voulut passer de l'admiration du roman à une imitation fidèle, et refaire, au profit de plusieurs familles de Montbrison, les aventures dont les personnages chevaleresques avaient été les héros. Ce travail entrepris avec une ardeur digne d'un plus heureux couronnement, fut bientôt achevé, grâce à l'opiniâtreté de l'écrivain qui,

« PreviousContinue »