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LIVRE III

CHAPITRE UNIQUE

Les doctrines philosophiques de l'Inde.

La place que nous donnons ici, dans nos études, aux doctrines philosophiques de l'Inde, est indépendante de leur place chronologique. Indifférent en lui-même à cause de la séparation de ces doctrines d'avec celles du monde occidental et de tout l'ensemble de nos traditions, l'ordre que nous adoptons se motive pour nous de deux manières : 1° l'étude de la philosophie de l'Occident nous soumet des résultats derniers de spéculation dont l'affinité est grande avec ceux que les brahmanes avaient tirés mille ans auparavant de leurs vues religieuses; 2° cette philosophie brahmanique qui ne se constitua jamais dans la totale abstraction de ses origines védiques fut l'initiatrice de l'idée capitale d'où sortit la religion bouddhique, la première dont nous allons avoir à traiter en abordant un nouveau sujet, celui des religions révélées.

La question de chronologie est difficile, parce que, d'un côté, le travail de la réflexion et les premiers travaux systématiques d'interprétation des Védas paraissent remonter à une époque antérieure de deux ou trois siècles aux plus anciens philosophes grecs, et que, de l'autre, les documents qui nous sont parvenus portent les traces certaines d'une rédaction postérieure à l'avènement du bouddhisme, c'est-à-dire au vi° siècle. L'intérêt de cette question est très diminué, quand on abandonne l'idée qui a longtemps régné, de chercher dans l'Inde l'origine de la philosophie grecque, et que l'on envisage la philosophie indienne dans ses

rapports essentiels et de tous les temps avec la religion brahmanique. Ce dernier caractère met entre cette philosophie, et les doctrines des Grecs, constituées dès leur origine à part des religions nationales, une différence presque spécifique.

La tradition indienne a opéré sur les œuvres des plus anciennes ou des principales sectes philosophiques, comme sur la composition des Vêdas. Quand la mémoire s'est effacée de la vie et des circonstances des auteurs, on a appliqué à ces personnages le procédé mythologique. La doctrine Védanta, qui se rattache aux plus tardives des sections des Védas, nommées les Oupanichads, et qui passa pour la première interprétation du brahmanisme affectant la forme rationnelle, ou de science, cette doctrine se trouve exposée dans une collection de Soutras, sortes d'aphorismes, dont on attribue la rédaction à Vyasa, c'est-à-dire à un personnage mythique, incarnation de Vichnou, le même qui aurait écrit les Védas. Les deux plus importants systèmes qui s'écartent des Védas en plus ou moins grande partie, le Nyaya et le Sankhya, se donnent également des auteurs qui remontent à l'âge mythologique l'un, Gotama, est un grand Richi, mari d'une fille de Brahma, laquelle le trahit pour se livrer à Indra, en suite de quoi, il gagne la forêt, se fait ascète et compose un traité de logique, qui est une doctrine de délivrance. L'autre, Kapila, est tantôt un fils de Brahma, tantôt une incarnation d'Agni ou de Vichnou. La philosophie participe ainsi du caractère divin de la religion, et du reste, dans les œuvres dont nous parlons, elle ne prétend pas s'affranchir de la tradition védique entièrement, mais plutôt la compléter, comme il convient à la connaissance rationnelle, et l'épurer en remplaçant celles de ses parties que la raison cesse d'avouer. Le but de l'enseignement reste formellement le même qu'il était dans la doctrine brahmanique. Là où il entend rester strictement fidèle à celle-ci, comme dans la Brahma-Mimansa (doctrine ou explication de Brahma), autrement dite Védanta (but et fin des védas) (1), il entre librement en discussion avec les sectes dissidentes, il ne cesse de leur faire cortège pour maintenir autant que possible les anciens points de vue religieux en concomi

(1) Il y a deux Mimansas; l'autre est la Karma-Mimansa (doctrine des œuvres) toute relative aux observances religieuses. Ainsi, c'est la doctrine orthodoxe elle-même qui se divise de bonne heure entre la pratique religieuse et la spéculation théologico-métaphysique, visant à s'instituer comme science de la voie du salut.

tance de la prétention de tout décider et régler par la connaissance, la science. Il n'y a rupture qu'avec le bouddhisme, encore n'est-ce que tardivement et quand sa portée sociale a fait du bouddhisme quelque chose de plus que l'une de ces sectes ou de ces philosophies.

Chez cette nation arrivée la dernière à l'histoire, à la chronologie et même à l'écriture, les compositions philosophiques se sont produites, comme celle des livres védiques eux-mêmes en forme de sentences destinées à se fixer dans la mémoire pour être indéfiniment récitées et répétées, de maîtres à disciples. Et de même que la littérature védique est restée ouverte, on ne sait combien de temps, aux œuvres successives des brahmanes qui en ont formé le corps, avant le moment où leur recueil vint à être envisagé comme le produit d'une révélation de source divine et d'une rédaction unique, et se distinguer des écrits portant des noms authentiques d'auteurs; de même, en chaque importante école du savoir - ou de philosophie, comme dirent les Grecs, les collections d'aphorismes sont demeurées longtemps sujettes à des additions et à des remaniements. Quand certaines d'entre elles ont été définitivement closes et attribuées à des personnages réels, il n'était plus possible de déterminer exactement l'époque où devaient remonter les doctrines particulières qu'on y trouvait exposées. Cette circonstance favorise les vues des historiens de la philosophie qui abaissent l'âge de la spéculation rationnelle dans l'Inde, au point de pouvoir en tenir des parties importantes pour des emprunts faits aux philosophes grecs; et ces vues pourraient être justes sur certains points que nous n'avons pas à discuter ici. Mais il est clair que la même raison, c'est-à-dire la manière dont se sont formés des ouvrages que la tradition, une fois passés à l'état invariable, a pu reporter à la haute antiquité, permet et même exige que telles ou telles de leurs parties et telles de leurs doctrines soient réellement antiques. Si donc il arrive que leur enseignement à tous ou à presque tous soit identique sur un dogme fondamental, sur une conception unique du rapport de l'individu au tout dans l'univers; que leurs procédés intellectuels soient foncièrement les mêmes, et qu'ils s'accordent en leurs conclusions morales; s'ils se rattachent en ces points capitaux à la partie brahmanique des Védas, laquelle, pour n'être pas aussi ancienne qu'on la supposait au début des études sanscritiques, ne laisse pas de remonter au moins jusqu'à des temps parallèles à ceux des

mythographes grecs qui ne faisaient point encore de philosophie, et dont Hésiode peut être regardé comme le premier; si enfin c'est sur ce terrain de spéculation que se sont formés les éléments préparatoires de la prédication bouddhique, nous avons tout ce qu'il faut de chronologie pour nous guider en ce qui intéresse nos études; car elles ne portent que sur des rapports d'ordre général.

Le fait seul de la division reçue des systèmes philosophiques de l'Inde en orthodoxes et hétérodoxes devrait suffire pour les distinguer profondément de toute la spéculation des Grecs. Celle-ci n'a qu'exceptionnellement ou tardivement porté atteinte aux croyances nationales, et surtout n'a jamais eu à débattre la question d'un salut promis par la religion, et des véritables moyens de l'obtenir. Les systèmes indiens hétérodoxes ont différé des autres en ce qui concerne ces moyens, et non sur l'existence de ce salut comme but de la vie humaine bien dirigée. Ce sont eux qui ont le plus évidemment précédé toute la philosophie grecque, puisqu'ils appartiennent originairement à l'époque de la préparation du bouddhisme, et peuvent même remonter jusqu'aux IX ou VIIIe siècles, que les indianistes regardent comme ceux ou commença, avec des formes rationnelles, la spéculation théologique et morale, auparavant plus confuse. Les premières rédactions furent probablement, et cela est facile à concevoir, les premières dissidences. Les systèmes orthodoxes, même en leur premier état, peuvent n'avoir été que des compositions dont le besoin se fit sentir à la suite de la manifestation d'idées qu'une partie du corps brahmanique jugea contraire aux sentiments traditionnels, ou de dangereuse conséquence pour l'autorité sacerdotale. Tels que nous les connaissons, leur rédaction est certainement postérieure à l'existence des doctrines hétérodoxes. La polémique contre toutes sortes de sectes et contre le bouddhisme y tient une place considérable. L'examen des contradictions relevées par les opposants dans les textes védiques fait ressembler les ouvrages orthodoxes à des traités d'apologétique, nés par conséquent du besoin de la défense. Le fond dogmatique de ces ouvrages ne laisse pas de pouvoir être plus ancien et traditionnel, de même aussi qu'il est permis de supposer que leurs auteurs donnèrent une forme arrêtée à des croyances qui ne s'étaient jamais encore précisées de cette manière. Inversement, si les doctrines hétérodoxes ont du précéder l'enseignement de Bouddha, là où elles nous en offrent le prélude manifeste, elles peuvent aussi puisqu'elles se sont prêtées

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