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croire d'une autre provenance que le premier, semble envisager la direction conciliaire du gouvernement écclésiastique. L'autre dénote une ambition autocratique chez l'apôtre qui l'aurait inspiré. Ils sortent en tout cas d'un autre milieu que celui des libres Églises dont on prend connaissance dans les Épîtres de Paul et dans les Actes. La question de l'autorité s'y pose en sa double tendance, et le symbole du lien dans le ciel comme une conséquence du lien sur la terre établi par une autorité religieuse est incontestablement la déclaration du principe de la théocratie. Ce principe n'est pas dans le berceau du christianisme. Il ne tarda pas être déposé dans celui de l'Église, quand il fut compris que le monde devait durer et que les chrétiens avaient à se détourner de la pensée de sa fin et à s'arranger pour tirer de lui le meilleur parti.

CHAPITRE IX

La doctrine morale. Le point d'arrêt.

oriental.

- Résistance à l'esprit

Les philosophes de l'antiquité classique envisagèrent au point de vue individuel, ou psychologique, la recherche du souverain bien de l'homme, objet de la morale. La méthode le voulait ainsi; mais ceux d'entre eux dont les doctrines ne concluaient pas à l'empirisme et à l'égoïsme du sage essayèrent de faire sortir de leurs principes et de leurs analyses des plans de société parfaite, ou république idéale. Les utopies d'un Platon ou d'un Zénon furent, dans l'ordre rationnel de la pensée, les analogues de ce qu'étaient dans l'ordre de la révélation et de la tradition religieuses une législation comme celle de Moïse et les espérances messianiques de la conversion des nations à la loi divine de la cité sainte. Des deux côtés on ne put que se fixer à la fin dans le sentiment de l'impuissance humaine à réaliser la justice. Dans le monde juif on l'attendit du jugement dernier, soit par l'ouverture du Royaume des cieux, soit par le règne des saints sur la terre, mais après la venue du Messie seulement, et par miracle; dans le monde grec, les stoïciens de l'ère impériale donnèrent la note finale de la spéculation, en bénissant les œuvres de la Providence quelles qu'elles fussent dans la conduite du grand Tout, et en réduisant la fonction du sage à faire personnellement tout le bien possible, dans un monde où le mal et le bien sont solidaires et nécessaires et où les faits commandent la résignation. L'optimisme qui accordait à ce monde son approbation contrainte n'était pas au fond moins découragé que le pessimisme qui le condamnait à disparaître. La philosophie renonçait même à l'œuvre que la religion pouvait encore poursuivre surnaturellement.

Mais la religion se retrouva dans la même condition que la philosophie, quand la révolution surnaturelle du monde sur

laquelle juifs et chrétiens avaient compté, manqua à se réaliser. La marche du christianisme fut alors l'inverse de celle du stoïcisme, qu'on peut regarder comme la secte la plus occupée des questions morales et sociales. L'abnégation d'Épictète et de Marc Aurèle, de l'esclave et de l'empereur, comparée à la confiance de leurs vieux maitres dans les forces de la nature humaine, permet de dire que tout espoir était perdu pour eux de conduire l'homme et la cité à l'observation de cette règle: Naturam sequere, qui signifiait dans leur langue Raison et Justice. Il n'y avait plus même à penser au gouvernement d'un peuple autonome (République). La plus noble ambition de l'homme supérieur devait se réduire au rôle de ministre utile d'une administration despotique. Au contraire, le christianisme, parti de la haine d'un monde jugé irrémédiablement injuste, et d'une loi révélée inapplicable à ce monde, allait travailler et en partie réussir à lui constituer un idéal moral nouveau, non sans s'accommoder lui-même à ses principales coutumes et laissant les préceptes de Jésus à une hauteur de sainteté qui n'a été accessible qu'à un nombre d'hommes encore moindre qu'on ne le croit peut-être. Il n'est pas même sûr qu'aucun, depuis saint Paul, l'ait atteint réellement. L'accommodation consista essentiellement dans l'institution du gouvernement ecclésiastique, qui, jointe à l'immixtion croissante des clercs dans les communes affaires du siècle, leur asservit peu à peu les âmes et les conduisit à l'usurpation d'une grande part du pouvoir temporel, encore bien qu'indirect.

Nous avons refuté amplement le préjugé qui tient à voir une œuvre de législation morale propre à régir un peuple et à gouverner les relations publiques et privées des personnes, dans une loi de sacrifice qui se donnait elle-même pour être la méthode de l'élection et du salut éternel à la veille de la fin de ce monde. Il nous faut insister encore sur l'impropriété de cette loi, en tant qu'appliquée à la civilisation, parce que la confusion règne de tous côtés sur ce sujet, et aussi parce que les mérites revendiqués par la loi de charité sont vantés le plus souvent dans le monde, au détriment de la loi de justice, fondement spécifique des sociétés, par des personnes qui tendent à lui subordonner celle-ci, au profit d'une autorité religieuse dans laquelle elles se flattent de trouver la représentation de l'amour. Et ils le sont encore par d'autres dont la répugnance pour toute autorité de ce genre est connue. Les premiers, inconsciemment quand ce sont des protes

tants, sont restés sous l'empire de l'idée catholique du pouvoir spirituel; et ils ne songent pas à la distance où ce pouvoir s'est mis des préceptes de Jésus ! Les leurs sont arbitrairement limités. Les adversaires de la religion et de la révélation oublient, eux, que la morale chrétienne, nécessairement dépourvue de sanction à leurs yeux, ne peut plus être qu'une chimère démentie par l'expérience. Ne voient-ils pas que l'inapplicable charité évangélique devient, pour le monde, insignifiante, et vague, ou se réduit à des sentences vaines que, sauf le cas d'hypocrisie, on ne prétend pas sérieusement prendre pour loi de la conduite ?

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La morale de Jésus n'encourait nullement le reproche, à l'époque où elle s'est proposée aux élus du Christ, de vouloir se substituer au Décalogue, qui était pour les Juifs la loi de justice, en la forme d'un commandement de Dieu. L'opposition des termes : On vous a dit jadis, Mais moi je vous dis, dans le Discours de la montagne, signifiait: Je vous demande bien davantage, et non pas Je vous affranchis de l'ancien commandement. Le commandement nouveau, la loi du pur amour, ou de non résistance au mal, était la condition de l'épreuve et de l'attente, durant la période de l'apostolat des disciples, à la veille de la clôture des destins de ce monde. De là, nous l'avons vu, le précepte, qui autrement eût été antisocial, de ne point recourir aux tribunaux, et celui de ne se point préoccuper du lendemain, et la condamnation morale de la richesse, l'acte parfait consistant à distribuer son bien aux pauvres. Ce dernier parti impliquait, dans la pratique, en la supposant généralisée, la renonciation à la propriété, sans aucun règlement du travail et de l'usage de ses instruments, qui fût de nature à y suppléer. On ne trouve, en effet, dans l'Évangile ni l'une ni l'autre des deux tendances qui sont ordinairement associées à l'abandon du monde, et qui ne se montrèrent que bien plus tard dans le christianisme celle de la vie ascétique solitaire, et celle du cénobitisme. Loin de là, c'est l'esprit patriarcal qui respire dans les paraboles; les relations du père à l'enfant et du maître au serviteur y sont partout supposées et invoquées : elles y servent de symboles à l'autorité de Dieu. Rien absolument ne donne à penser que des rapports légaux d'une autre espèce doivent s'établir entre les hommes désireux de vivre saintement durant ces derniers jours que Dieu laisse pour la repentance.

La philosophie de l'histoire conçue par l'apôtre Paul, la doctrine du péché originel telle qu'il la comprit ne changeaient rien à

la morale chrétienne pure; elle demeurait étrangère à toute idée d'innovation dans l'ordre social, à toute prétention de régler la conduite humaine par d'autres règles que la loi naturelle et les commandements de Dieu; elle ajoutait la liberté évangélique, et l'union au Christ et à son sacrifice pour ceux qui aspirent à la vie éternelle. Paul recommande à chacun de garder sa position dans ce monde, maître s'il est maître, esclave s'il est esclave, en attendant que le Seigneur vienne. Il est donc bien loin de compter sur la révélation pour des changements sociaux, au delà de ce que peut naturellement comporter d'améliorations dans les relations humaines la bonne conduite des disciples du Christ. Aucun mode particulier de vivre, hors du monde surtout, n'entre dans ses vues. On ne saurait lui attribuer en aucune façon des tendances ascétiques, ce qu'il dit des tentations de la chair et de « ce corps de mort » n'étant que de trop justes plaintes sur la nature humaine inévitablement sujette au péché, incapable de justice par elle-même. Sa notion du péché naturel et originel en Adam et dans sa postérité n'a rien de commun avec cet autre péché originel des philosophes platoniciens la chute des âmes dans la matière, ou avec la doctrine des premiers gnostiques ses contemporains qui plaçaient dans le corps la source du mal. Tout au contraire, il regarde le corps comme mortel par l'effet du péché, et attend sa résurrection et son immortalité de la justification du pécheur. Paul ne pensait pas, comme on devait le faire plus tard, que le péché, comme tel, ou en acte, fût un héritage d'Adam ; il le tenait pour le commun lot de la nature humaine, effet inévitable en chacun de cette nature corruptible dont Adam pécheur était le prototype, et dont le corps enferme les conditions, chez chacun, comme il les enfermait dans le corps du père de l'espèce. De là des expressions faciles à prendre dans un sens absurde et odieux, à moins d'en pousser l'explication jusqu'à une sorte de monisme réduisant l'individualité à une pure apparence.

Ce qu'on doit surtout considérer, dans le péché d'Adam, au sens de Paul, c'est le point de vue qui renferme le mal moral dans l'enceinte de l'humanité. Le caractère légendaire avec lequel il se présentait dans l'Écriture, tout en supprimant la haute spéculation sur le vrai lieu, le vrai temps et le vrai sujet de la chute de l'homme, avait au moins le mérite d'exclure les théories néoplatoniciennes, la doctrine des métensomatoses, celle de l'antique division de l'unité divine, et, par suite, toute morale attachant

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