Page images
PDF
EPUB

Les Pères de l'Église orientale de ce temps mettaient leur optimisme à envisager un retour final de toutes les créatures libres au bien; Augustin trouve plus esthétique de mettre le sien dans une espèce de compensation qui veut que l'écart des volontés par rapport à Dieu, la fin du mal, atteigne sa perfection propre, en laquelle il soit balancé par la fin corrélative du bien : « Par la fin du bien nous n'entendons pas une fin qui épuise le bien, mais qui l'accomplisse. Pareillement la fin du mal n'est pas une fin qui l'anéantisse (non quo esse desinat), mais bien qui le porte à son comble de nuisance (quo usque nocendo perducat) » (1). Tel est le genre d'harmonie où ce Père voit la beauté du monde.

L'identification de ce mal pris en soi avec le néant est étrange, quand on songe au siège qui lui est donné dans une volonté perverse; car enfin une telle volonté est bien quelque chose! Augustin ne craint pas de regarder la difficulté en face; il déclare qu'une volonté mauvaise est sans cause. « Il ne vient pas de toi, c'est à Dieu qu'il parle, ce quelque chose qui n'est pas, ce mouvement de la volonté qui a lieu de toi à ce qui n'est plus toi... Ce mouvement est le péché... Ce qui n'est rien ne peut être su. La cause efficiente de la volonté mauvaise n'est rien. Elle n'est pas efficiente, elle est déficiente. Celui à qui n'appartient pas le non être, Dieu n'est pas la cause du déficient et de la tendance au non être. >>

L'autre espèce du mal, la souffrance, est étroitement liée à la première, dans un système où elle fait partie de la volonté éternelle de Dieu; et la volonté de Dieu n'est pas du non être. Néanmoins, la souffrance non plus n'est pas quelque chose de positif. elle n'est qu'une privation du bien, suivant Augustin (2). Au reste, son audacieux dogmatisme ne l'empêche pas de se réfugier, comme ressource extrême pour l'explication d'une volonté divine qui veut le mal et pourtant ne veut que le bien, dans la considération des décrets insondables (3). Ce ne serait là qu'une pauvre défaite pour le théologien qui, ce semble, fait profession de les sonder. Mais l'argument est proche parent d'un autre qui a trouvé, comme celui du caractère privatif du mal, des partisans à différentes époques, et qui consiste à dire que le jugement moral n'est pas chez Dieu le même que chez l'homme. Or il est clair que si notre notion

(1) Augustin, De civitate Dei, xix, 1.

(2) De beata vita, 20 sq.; De vera religione, XII, XX, XXXIII; Soliloquia, I, 1-2. (3) De diversis quæstionibus, Q. 68, 83.

du juste et de l'injuste n'est pas juste, ce qui est le cas si elle n'est point celle de Dieu, nous sommes dépourvus de critère moral. On ouvre la voie à de tels sophismes quand on construit des plans de théodicée odieux.

Augustin avait d'incontestables dons de philosophe et de métaphysicien. Son Cogito ergo sum est célèbre à juste titre, quoiqu'il ne soit chez lui qu'un simple aperçu, sans suite. D'autres de ses analyses ont le mérite d'une subtilité bien appliquée. Mais il est déclamateur et sophiste, on ne dit jamais assez à quel point. Il est, pour citer un exemple, l'auteur de ce raisonnement en vue de démontrer le libre arbitre (le véritable, cette fois, semble-t-il, non pas celui qu'il prétend ailleurs ne pouvoir se déterminer que dans un sens): Dieu, dit-il, ayant prévu que nous agirions librement en faisant ce qu'il savait que nous ferions, il faut que nous le fassions librement, en effet; car, si nous le faisions nécessairement, il se serait trompé, il n'aurait donc pas la prescience, comme nous le supposons. Les lecteurs assidus d'Augustin, les docteurs du moyen âge profitèrent de la leçon et trouvèrent encore mieux, une formule allant plus droit au fait : Dieu nous fait tout faire, dirent certains d'entre eux: il nous faut faire librement ce que nous faisons librement, et nécessairement ce que nous faisons nécessaire

ment.

CHAPITRE VII

Les doctrines sur Dieu, le Christ et la Trinité.

Nous avons à revenir sur nos pas pour étudier des doctrines, ou hérésies, qui, dans l'ordre des temps, précèdent en grande partie celles dont nous venons de nous occuper, et qui, d'après l'opinion commune, ont eu plus d'importance pour la fixation de ce qui a été, de ce qui est encore la dogmatique chrétienne. Nous ne partageons pas cette opinion. Les sectes gnostiques, qui, elles, remontent jusqu'aux temps apostoliques; le manichéisme, qui leur est apparenté, surtout moralement, et qui leur succède; l'origénisme, dont le triomphe aurait été celui d'un brahmanisme occidental, dans lequel la philosophie néoplatonicienne se serait fondue, et qui aurait eu pour morale un ascétisme outré, conséquence de la condamnation de la matière, et pour unique idéal de la vie, le monachisme : voilà quelles sont les hérésies qui pouvaient changer du tout au tout la nature des idées religieuses en Occident, et, par suite, la marche de la civilisation, et établir le règne d'un seul et même esprit, de la Méditerranée à la mer du Japon. La Chine aurait seule conservé, dans cette masse, la tradition que l'on sait d'une certaine morale rationnelle. Mais la culture grecque, la raison, l'histoire et la critique, déjà étouffées par le syncrétisme des premiers siècles de notre ère, n'auraient pas survécu à la victoire de l'esprit oriental représenté par ces hérésies.

A la suite de celles-ci, la lutte du pélagianisme et de l'augustinisme se rapporte à la doctrine de la chute, qui est absolument caractéristique du christianisme, à condition qu'on la dégage de l'émanation, de la descente fatale des âmes du sein de l'unité divine, de leurs pérégrinations individuelles par métensomatoses et de leur rentrée dans l'unité où elles reviendraient enfin se confondre. Une fois que la question est jugée sur ces points et que

le système de la création est mis hors d'atteinte, l'intérêt religieux capital porte sur les questions de la liberté, de la grâce, de la prédestination, du plan de la Providence et de la fin de l'homme. C'est pourquoi ces questions ont été soulevées aussitôt après le règlement de celle de l'émanation, et sont restées en grande partie ouvertes, discutées et sans solution jusqu'à notre temps. L'augustinisme, fausse et odieuse interprétation de la doctrine de Paul, n'a pu s'imposer décidément, quoiqu'il n'ait obtenu que trop d'empire; et Pélage et les pélagiens anciens et modernes ont paru en tout temps incapables de produire une doctrine du péché, de la rédemption et du salut acceptable à la fois par le sentiment religieux et par la philosophie. Qu'est-ce, au prix de ce grand problème de la théodicée, et des spéculations sur l'origine morale et la fin éternelle de l'homme, qu'est-ce et que peut valoir la creuse théorie des substances, des natures et des personnes, appliquée à la définition de Dieu et à la transformation métaphysique du Christ en Homme-Dieu, en homme qui n'est pas homme, en être engendré qui n'est pas une créature?

Depuis la publication du quatrième Evangile, ces problèmes fictifs n'ont cessé de se mêler aux problèmes réels de la vie, du péché, de la justice et du salut, qu'ils ne touchent véritablement pas, et de causer les plus violentes, les plus nuisibles, en apparence seulement les plus sérieuses des querelles que le dogmatisme catholique a suscitées. Ils ont creusé entre le christianisme et l'islamisme un faux abime et empêché le rapprochement qui aurait pu se faire entre ces religions sur des points plus sérieux; ils ont caractérisé et aggravé la scission qui aurait pu ne pas se produire aussi profonde au temps de Mahomet. Cette scission, devenue irrémédiable par ses effets mêmes et par les haines qui en sont nées, est aujourd'hui l'un des plus grands obstacles au progrès de la civilisation en Afrique et en Asie. Remarquons bien. que toute cette construction de la trinité, et de la divinité de Jésus-Christ n'est pas autre chose qu'une application de la mythologie métaphysique. Les Pères et les Conciles ont cru que le réalisme des idées, né de la philosophie platonicienne, devait être une partie essentielle de la religion. Le disciple de Jean, auteur du quatrième Évangile, a été le premier adepte, autorisé dans l'Église, de ce réalisme qui attribue au Logos, au Verbe, comme l'ont appelé les Latins, à la Parole, la réalité en soi. Sans doute, il disait la réalité en Dieu, mais assez différente de Dieu, pour

s'incarner, alors que Dieu, absolument parlant, ne s'incarne pas. De là l'union de deux natures, l'humaine et la divine, et la distinction entre des personnes qui ne sont qu'une substance. Le SaintEsprit a suivi le Fils dans ce procédé de réalisation des idées. Lorsque le temps est venu où le réalisme devait perdre son crédit, on n'a plus compris ce que c'était que ces essences prétendues, on a cessé de se représenter ces choses autrefois familières, les générations, les incarnations, les descentes ou processions; ce qui avait paru le fond de la foi en est devenu l'expression purement verbale, ou, pour ceux qui tiennent à comprendre, l'empêchement. Un signe de la situation, à cet égard, c'est que dans la branche même du protestantisme qu'on appelle orthodoxe, on n'aime plus beaucoup à parler de trinité et de consubstantiation. La préexistence du Christ est le terme intelligible et clair qui tend à se substituer au langage des symboles de foi. On remonte ainsi à Paul en passant par-dessus tous les conciles. On revient de la métaphysique réaliste, indifférente ou nuisible pour les croyances sincères, à l'anthropomorphisme et à l'ancienne idée messianique des Juifs, à laquelle se rattachaient Paul et Jésus. Qu'il s'agisse du Christ, ou de Dieu lui-même, une vraie foi religieuse doit être un anthropomorphisme intellectuel et moral attaché à la cause première du monde, et non pas un culte des idées générales.

Il se passa un siècle environ entre l'introduction de la doctrine du Logos incarné (quatrième Évangile) et celle où la métaphysique de la génération éternelle et de l'incarnation du principe engendré commença à passionner les esprits, et où l'on crut nécessaire d'unir inséparablement la foi chrétienne à cette métaphysique arrêtée, formulée, rendue obligatoire pour quiconque prétendrait à la qualité de membre de l'Église. Pendant le • siècle et une partie du I, les auteurs chrétiens que l'on peut presque appeler des philosophes s'attachaient à se rendre un compte rationnel de leurs croyances en se servant plus ou moins des idées platoniciennes ou stoïciennes qui circulaient autour d'eux. Ils proposaient leurs vues sans se croire astreints par aucune autorité à professer telles ou telles opinions sur les rapports du Logos ou du Saint-Esprit à Dieu, même sur la préexistence de la matière ou sur la création ex nihilo, sur la finité ou l'infinité du monde, sur la liberté de l'homme et la chute. Les apologistes de ce temps, Justin (martyr), Irénée, Athénagore, Théophile se meuvent assez

« PreviousContinue »