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Un autre concile œcuménique, bien tardif (Latran, 1215) avait défini le Dieu « indivisible en essence et divisé en personnes >> comme créateur « de nihilo, dès le commencement du temps, de l'une et de l'autre créature, de la corporelle et de la spirituelle, puis de l'humaine, constituée tout à la fois par l'esprit et par le corps; » mais les questions que nous venons de formuler étaient toujours en suspens, c'est-à-dire que la doctrine du péché originel restait toute fondée sur un récit dont le caractère mythique ne peut être douteux pour aucun homme de sens. C'est une étrange lacune dans la foi chrétienne, en son article le plus vital, après ceux de l'unité de Dieu et de la création. On ne s'est donc demandé, ni dans l'Église romaine ni dans le protestantisme, s'il ne serait point possible d'emprunter à l'esprit de l'origénisme une solution du problème du péché originel, qui en transporterait la place et l'époque avant la formation du monde actuel, au sein d'une nature différente de la nature actuelle, et qui en définirait enfin l'espèce, en expliquerait les conséquences (1), sans introduire la christologie dans la question, et en évitant tout ce qui, dans l'origénisme, appartient aux tendances brahmaniques ou les favorise. C'est, au contraire, par ces tendances, c'est par la théorie des évolutions et involutions successives, que des penseurs de notre siècle ont rappelé en philosophie, et quelques-uns même en théologie, le système oriental des émanations. Et ce système a pris chez la plupart d'entre eux un caractère hostile au sentiment religieux, autant qu'étranger à la science, qu'ils invoquent. Ils prétendent l'appuyer sur des généralisations d'ordre scientifique, mais qui sont en réalité supérieures à l'expérience possible, et tiennent d'une métaphysique inconsciente dont les principes sont mal éclaircis pour eux (2).

(1) Voyez Essais de critique générale, troisième essai (2e édit.), p. 193-266 du t. II.

(2) Nous ne terminerons pas ce chapitre de l'origénisme sans rendre hommage à l'œuvre d'un homme d'un beau talent et d'un grand caractère dont nous eûmes l'honneur d'être le collaborateur il y a maintenant un demi-siècle (dans l'Encyclopédie nouvelle). Nous avons emprunté à l'Origène de Jean Reynaud plus d'un aperçu important, tout éloigné que nous soyons de ses vues sur les questions de l'infini et de la création. Elles se recommandent néanmoins par la profondeur de la pensée et l'élévation du sentiment. L'attitude que prit l'auteur vis-à-vis du christianisme paraît aujourd'hui singulière, opposée dans le fond au système chrétien tout entier, quoi qu'il en pensât, et plus que respectueuse, on dirait presque soumise devant l'orthodoxie catholique.

CHAPITRE VI

L'augustinisme et le pélagianisme.

Durant la lutte de Jérôme contre les disciples d'Origène, Augustin, pressé par le premier d'intervenir, refusa de prendre activement parti dans la querelle, et s'efforça même d'adoucir les haines personnelles. Il était cependant très opposé au système de la préexistence des âmes; mais, dans son plan de combat, il tenait avant tout à faire face à d'autres adversaires : d'abord à une hérésie déjà ancienne de son temps, mais toujours menaçante, le donatisme, qui, aux yeux de ce grand évêque plein de vues de gouvernement, compromettait l'avenir temporel du catholicisme; ensuite à une hérésie nouvelle, celle de Pélage, dont les adhérents contestaient l'absolutisme divin et la doctrine pauliniste de la prédestination.

Le pélagianisme avait été, par avance, sans se formuler distinctement, une partie inhérente de l'origénisme; car l'école d'Origène, en tant du moins qu'elle ne déviait pas vers le dualisme pour l'explication du mal, ne pouvant l'imputer à la volonté de Dieu, était obligée d'en prendre la source dans la liberté des âmes, dès lors en partie soustraites à la toute-puissance divine. Et il est manifeste que la préexistence de ces âmes, déjà disséminées dans l'univers avant l'apparition de l'humanité terrestre, excluait la supposition que leur péché pût provenir du péché du premier homme. Cette dernière opinion, provenue d'une fausse interprétation de la doctrine de Paul, était celle d'Augustin. Il pouvait donc croire que si le pélagianisme était abattu, l'origénisme ne lui survivrait pas.. Et de fait, c'est à partir de ce moment que l'école d'Origène dut se porter vers le manichéisme, qui, attribuant l'existence du mal à l'action d'un principe rival de Dieu, en déchargeait Dieu et pouvait se passer du libre arbitre.

Une autre raison qui empêcha peut-être Augustin de faire cause tout à fait commune avec son ami, dont la résidence était d'ailleurs éloignée de la sienne, c'est qu'il n'avait pu l'amener à partager ses propres vues sur l'origine de l'âme, quoiqu'il lui eût adressé, en forme de lettre, un traité sur la question, en sollicitant ses lumières en échange, qui ne vinrent pas. Cette polémique, bien que d'un seul côté, est d'un intérêt considérable, parce que nous sommes ici à la source d'une doctrine odieuse qui, restée pour ainsi dire attachée aux flancs du christianisme, a contribué plus qu'aucune autre à lui aliéner tant d'esprits dans les temps modernes. Il importe de l'élucider avec le détail nécessaire. Nous serons plus brefs pour la définition des dogmes, et dans l'explication des controverses si connues qui remplissent l'histoire de l'Église, et dont tout le fondement est dans l'augustinisme.

L'opinion de Jérôme sur l'origine de l'âme était que les âmes humaines sont créées par Dieu séparément, à mesure que la génération les appelle à animer des corps. A cette opinion, on peut en opposer trois autres, suivant la remarque d'Augustin, et même une quatrième, qu'il signalait comme odieuse, suivant laquelle les âmes seraient des portions de Dieu détachées et tombées sous l'empire du mauvais principe. Ces trois opinions qui sont à considérer posent les âmes : 1° comme tenues en réserve de quelque manière à nous inconnue, depuis la création, par Dieu qui les envoie dans les corps à l'occasion ou des conceptions ou des naissances; 2° comme descendant d'elles-mêmes de cette même condition où elles seraient placées; 3° comme provenant toutes, par voie de transmission, de l'âme du premier homme, pari passu avec les corps, de génération en génération. Augustin s'est constamment dit incertain entre les quatre hypothèses reçues à l'examen, faute de trouver dans l'Écriture des témoignages propres à le décider. On accepte en général sa déclaration, mais l'examen des arguments qu'il présente, en les comparant les unes aux autres, ne nous permet pas de douter qu'il regardât au fond la dernière comme la vraie.

Il est probable que, dans le temps où il était encore sous l'influence du platonisme (qui lui avait fait abandonner la doctrine manichéenne), antérieurement à sa lutte contre Pélage, il avait incliné à croire les âmes descendues d'un séjour supérieur sur cette terre où elles habitent actuellement des corps inférieurs. Il écrivait ces lignes dans son traité Du libre arbitre, qui appar

tient à sa phase platonicienne, bien qu'après sa conversion : « L'âme après le péché, établie dans des corps inférieurs, gouverne son corps, non pas tout à fait selon sa volonté, mais autant que le permettent les lois générales ». On voit par une lettre écrite plus de vingt ans après à un disciple que ce passage avait été interprété dans un sens favorable à la descente des âmes (1). Ce sens était naturel, en effet, mais Augustin remarque que les mots après le péché, peuvent s'entendre aussi bien du péché d'Adam, et qu'il est bien vrai que depuis ce péché nos âmes ne gouvernent pas précisément nos corps selon nos volontés, tandis que «< l'âme du premier homme, avant le péché, gouvernait son corps à volonté, quoique ce corps ne fût pas encore spirituel. >> Augustin, s'appuyant sur saint Paul, n'a point de peine à justifier ce qu'il dit de l'insoumission actuelle du corps; mais il ne dit pas où il a pris dans l'Écriture que l'àme d'Adam fût sous le rapport physique en meilleure condition que la nôtre. Ce qui est clair, c'est qu'il se défend de choisir entre les quatre opinions et affirme ne point voir en quoi l'une d'elles serait plus autorisée que les

autres.

Il garde la même attitude, il arrive à la même conclusion dans le petit traité, en forme de lettre, envoyé trois ans plus tard à Jérôme, dont nous connaissons le parti pris formel, et à qui tout indique qu'il lui aurait déplu de déclarer son entière opposition (2). Il demeure donc officiellement dans le doute, mais il compare, il discute, et il est facile de voir que l'hypothèse traducienne, c'est le nom que les pélagiens lui donnèrent, est celle qui selon lui s'accorde avec la doctrine du péché originel, en sa manière de l'entendre. Il fait aux autres une objection qu'il regarde comme insurmontable jusqu'à preuve contraire, tandis qu'il ne trouve à objecter à l'hypothèse de la transmission du péché, qu'une difficulté d'ordre commun, l'ignorance de la manière dont l'âme du fils est formée par celle du père. Il prétend donc ne rien décider, mais c'est certainement là ce qui s'appelle avoir une opinion et la motiver sans prétendre l'imposer.

Augustin repousse comme horrible l'opinion d'après laquelle « les âmes pèchent dans une première vie, autre que celle-ci, et sont précipitées dans des prisons de chair ». « Les partisans

(1) Lettre CXLIII, à Marcellin (ann. 412).

(2) Lettre ICLXV (ann. 415).

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de ce sentiment, dit-il, font aller et venir les âmes au milieu de je ne sais quels tours et détours, et, après je ne sais combien de siècles, les font retourner à ce fardeau de chair corruptible et à de nouvelles douleurs... Si cela était vrai, quel est le mort, quelque saint qu'il fût, dont l'avenir ne nous inquiéterait pas? Nous tremblerions qu'il ne péchât dans le sein d'Abraham et ne fût jeté dans les flammes du mauvais riche; pourquoi ne pourrait-il pas pécher après s'il l'a pu avant? ». Ceci concerne l'origénisme, nous ne citons ce jugement que pour remarquer le point exact où tombe si justement la critique : l'éternelle insécurité des conditions que le système des séries d'existences fait aux créatures. Malheureusement, pour réfuter les deux autres opinions et recommander la sienne, Augustin tombe dans un inconvénient cent fois pire.

Il prend pour accordé, en vertu du sens qu'il prête à la doctrine pauliniste du péché, que les hommes naissent dans l'état de coulpe actuel, et qu'ils sont, pour cela, avant qu'ils aient pu commettre volontairement aucun péché en cette vie, condamnés, pour une autre, à des supplices sans fin. Ces supplices et cette autre vie donnée pour les subir sont ajoutés arbitrairement à la pensée de Paul, qui ne parle de rien de semblable, et qui se contente, ainsi que nous l'avons vu (1), de regarder le péché et la mort comme régnant par l'effet de la nature concupiscible de l'homme, sur toute la descendance du premier homme, laquelle, après le péché de celui-ci et son expulsion du paradis, ne peut obtenir la vie et l'immortalité que par la grâce de Dieu qui donnera la justice à ceux qui s'unissent au Christ. L'idée d'Augustin se résume comme on sait dans l'opinion monstrueuse de la damnation des enfants, qui, si l'on y ajoute la vertu, matériellement incluse dans le baptême, de leur assurer le salut s'ils viennent à mourir avant d'avoir pu commettre aucun péché personnel, nous donne la mesure de la dégradation que la doctrine chrétienne avait subie depuis le temps des apôtres. D'un côté, non seulement le dogme définitif des peines éternelles, qu'il faut bien avouer n'avoir pas été une nouveauté dans les croyances communes, mais quelque chose de plus directement opposé aux notions morales les plus élémentaires: la peine (dans le sens de punition) rendue indépendante de tout acte qu'eût pu commettre la per

(1) Ci-dessus, livre VII, chap. v.

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