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habilitation de Caïn, victime de l'iniquité de Dieu, dans l'Ancien Testament, et jusqu'à celle de Judas l'Iscariote, dans le Nouveau, parce que Judas n'avait fait que seconder les conseils de la divinité en livrant Jésus qui devait mourir. Ces fantaisies sectaires d'un genre malsain trouvèrent de temps à autre des adeptes. Quand vint l'époque où Jéhovah ne pouvait être distingué de Dieu, pendant le moyen âge et encore plus tard, les restes persistants de ces infimes hérésies, prirent la forme d'un culte de Satan. Les sectes variées avec lesquelles on leur reconnaissait des affinités, eurent alors à souffrir, dans leur réputation, de ce voisinage qui motivait les calomnies et les persécutions. Mais l'hérésie manichéenne a été le plus souvent irréprochable d'intention dans son culte du Bien.

CHAPITRE V

L'origénisme.

Si, dans le manichéisme, on fait abstraction du sentiment pessimiste à l'égard de la création, et de l'hypothèse dualiste qui prend là son fondement, tout le reste, tout le gnosticisme avec sa construction mythologique et ses superstitions, a en soi peu d'intérêt. Il ne sert qu'à nous renseigner sur une disposition vicieuse de la pensée spéculative et des croyances transcendantes durant les trois premiers siècles: vraie maladie de l'esprit dont le christianisme n'a pas triomphé sans en être et en rester atteint dans sa métaphysique. Nous ne porterons pas le même jugement d'une autre doctrine, que le christianisme a dû combattre et vaincre également, et à laquelle le nom de gnosticisme peut encore s'appliquer, soit par le droit qu'en donne le langage de son auteur, soit surtout parce qu'elle porte le caractère d'un grand effort pour donner à la religion révélée tout le développement intellectuel qu'elle peut tirer de son alliance avec des hypothèses cosmiques entièrement étrangères à la révélation. Mais cet autre gnosticisme a l'avantage de poser d'une manière sérieuse, quoique sans les résoudre, les grandes questions réelles de la philosophie religieuse; il nous rappelle, d'une part, les vieilles croyances indiennes et brahmaniques, que toutefois, il dépasse infiniment par la pureté de son sentiment moral; de l'autre, nous le voyons se renouveler de nos jours en des théories d'une direction semblable très accusée, chez certains esprits. Les éléments de superstition dont l'origénisme, c'est de lui que nous parlons, n'a pu ne pas être envahi en son temps peuvent parfaitement s'en séparer et ne diminuent pas sa portée philosophique.

Origène a été à peu près le contemporain de Manès. Il a dû, dans les dernières années de sa vie, étant mort en 254, voir le manichéisme gagner des adhérents autour de lui, en Syrie, où une

double persécution, ecclésiastique et païenne, l'avait forcé à s'exiler. L'origénisme est une contre-partie du pessimisme de Manès, dont il est d'ailleurs indépendant par ses sources. Il est aussi optimiste que peut l'être une doctrine du péché et de la rédemption, qui admet, dans le monde, des puissances démoniaques. Encore peuton dire que le dogme de la rédemption y est, au fond, moins essentiel que son auteur ne voulait certainement le croire. Origène est optimiste non seulement en sa vue de la fin des choses; le manichéisme lui-même le serait en ce sens, mais en ce qu'il tient la création pour bonne et œuvre d'un unique démiurge bon, le Christ, et qu'il explique le mal par la liberté, laquelle en est aussi le remède. Origène est, si l'on excepte Tertullien, d'ailleurs peu philosophe, le premier des penseurs chrétiens importants qui ait rompu avec la tradition théologique de l'illimitation de l'action divine, de la prédestination des élus, en un mot du caractère purement instrumental de la volonté humaine dans la main de Dieu.

La source philosophique de la gnose origéniste est hellénique, et c'est parce que cette gnose, cette science appelée à expliquer et étendre la foi chrétienne, demande ses principes aux philosophes, à Platon et aux stoïciens, qu'elle diffère, à son grand profit, des fictions mythologiques de genre oriental des Basilidès et des Valentin. Il y a cependant un premier principe, commun à la spéculation de tous les côtés, un principe descendu de Platon, plus haut encore, des Éléates, transmis et conservé jusqu'aux néoplatoniciens des derniers temps, introduit et maintenu dans l'orthodoxie théologique des Pères et des conciles qni n'ont pu le concilier avec leurs dogmes sur la nature du Christ que par des contradictions. C'est l'absoluité de Dieu. Origène pense sur ce point comme les gnostiques. Comme Clément d'Alexandrie, dont il a probablement suivi les leçons, il a appris à penser dans l'école platonicienne. Dieu, selon Clément, est l'Un pur, dont toutefois ce caractère d'unité, ne nous donne pas la connaissance, car il n'a de sens pour nous que par relation et opposition à ce qui est multiple. On ne définit Dieu qu'en disant ce qu'il n'est pas. Suivant Origène, aussi, Dieu est au-dessus de l'Être et de la Pensée, et incommunicable. Cela n'empêche pas qu'on ne l'appelle bon, le bien par excellence. Origène va plus loin dans la contradiction. Cet être supérieur à la pensée se pense lui-même, il se connaît; mieux encore, il est fini dans ses conceptions, dans son action, comme tout ce qui existe déterminément, et dont la puissance s'applique à des

œuvres déterminées (nihil Deo vel sine fine vel sine mensura est) (1). Cette répudiation de l'infini actuel, qu'il déclare inapplicable à toute réalité et à l'acte divin, est un point remarquable chez Origène, fidèle en cela à la bonne logique ordinaire des anciens. Au reste, Dieu est indémontrable, selon lui, et objet de foi seulement. La foi, d'après ces philosophes chrétiens, est une décision rationnelle de la volonté, qui précède la gnose, fin de l'esprit la plus élevée. La culture philosophique, telle que les Grecs l'ont connue, ne laisse pas d'être pour la gnose une introduction précieuse. Consultée avec un esprit éclectique, mais surtout dans les deux grandes écoles théologiques, qui ont enseigné l'une la doctrine d'émanation des idées, l'autre l'âme providentielle du monde, elle forme un stage préparatoire à la révélation du mystère chrétien. Tout ne se terminait pas pour les théologiens à la contradiction reçue entre l'inconnaissable, un, immuable, et n'existant pas dans le temps, et la nature du Dieu auquel ils ne s'interdisaient pas d'appliquer des attributs bien définis, et même anthropomorphiques il y avait toujours un problème qui naissait de l'idée d'extranéité de ce Dieu à l'être, à la pensée et à l'action; c'était de chercher quelle essence divine on pouvait investir des fonctions de création et d'administration du monde. Il fallait un Dieu qui fût dieu dans un sens, qui ne le fût pas dans un autre, et qui servit de médiateur aux créatures. De là l'idée de Christ, en son acception philosophique, allant à la rencontre de celle du Messie des Juifs, du rédempteur des judéo-chrétiens et de Paul, et la rejoignant, grâce à la substitution joannique de l'incarnation d'un concept à la descente d'un Messie humain céleste.

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Une école de philosophie chrétienne fondée à la fin du îo siècle, à Alexandrie, par le stoïco-platonicien Pantenos, maître de Clément, suivait Philon dans sa doctrine du Dieu second, le Logos, siège des idées, archétype universel et principe de transition de l'unité pure à la multiplicité des choses sensibles. On dut en même temps regarder ce médiateur, quoique fait homme, comme étant un avec Dieu, ainsi que le commandait le quatrième Évangile (έγω καὶ ὁ πατὴρ ἕν ἐσμεν), en un mot comme étant Dieu (θεὸς vô λóyos). Il y avait là, pour des philosophes, une obligation de chercher comment la divinité et l'hominéité pouvaient s'unir en un seul sujet. Clément d'Alexandrie paraît avoir entretenu à ce su

(1) Origène, De principiis, IV, 35.

jet des idées plus intelligibles que celles qu'imposa bientôt l'orthodoxie, car il dit que « le Logos de Dieu devint homme afin que nous apprissions d'un homme la manière dont un homme deviendrait Dieu (1). » Cette belle pensée semble impliquer que la divinité fut, selon Clément, pour Jésus, une qualité acquise. mais il reste à savoir comment il fut possible à une créature d'atteindre la perfection divine et d'assumer la charge de la rédemption de l'humanité et de la réunion des élus. On peut imaginer que la divinisation qui, selon Clément, est le but de la gnose, est l'œuvre réservée à l'homme typique qui l'a accomplie sur soi dans la sphère céleste.

Cette interprétation est confirmée par la théorie de l'incarnation d'Origène. Suivant lui, tous les êtres créés furent établis par Dieu dans des conditions d'égalité. Le Christ, comme Logos, est créateur, non créature, mais, en sa qualité d'homme, il ne peut être qu'âme créée. Son âme s'est tellement unie à Dieu par l'amour, qu'elle s'est identifiée avec le Logos et qu'ainsi le Logos a pu prendre un corps avec elle et paraître en forme humaine sur la terre. Il est intéressant de remarquer que cette doctrine ne fut point attaquée par le grand adversaire de l'arianisme, Athanase, du vivant de qui l'origénisme jouissait d'une grande vogue en certaines régions. La raison en est, peut être qu'elle n'attaquait point la consubstantialité, la divinité du Christ, tout en la regardant, chez Jésus, comme acquise, acquise par son âme en dehors du monde humain terrestre. Elle ne décidait rien non plus sur la question, si débattue un siècle après Athanase, de savoir si la nature divine absorbait la nature humaine, ou si l'on devait considérer deux personnes et deux natures dans l'union hypostatique; et elle ne pouvait en décider. Le nœud des difficultés, la source des problèmes insolubles et des discussions subtiles et futiles, sans issue, est toujours la fiction mythologique des substances et de leur union dans l'espèce, l'identité posée par hypothèse entre les sièges d'attributs que leurs définitions font incompatibles celle d'une personne humaine et celle de Dieu. L'idée logique et grammaticale de substance ne permettrait rien de pareil. C'est le réalisme de la substance qui assemble les contradictoires en un même sujet.

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Si l'on se place au point de vue d'Origène sur la christologie,

(1) Clément d'Alexandrie, Admonitio ad gentes, 6.

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