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que chose d'un, il paraît nécessaire que le premier se soit fait homme avec le second, et que le second ait, avec le premier, commandé au second ce sacrifice. En tant qu'elles se distinguent et forment une dualité, il est impossible que le premier ait été le créateur, et le second le créateur aussi. Il faudrait qu'on expliquât leurs fonctions comme diverses, par rapport à l'œuvre créatrice, que l'on reconnût, par exemple, un démiurge subordonné au Dieu premier; mais c'est ce qu'on se garde de faire, de peur d'accuser nettement la dualité, et on se trouve ainsi rejeté dans l'unité qui interdit la distinction des personnes, deux personnes distinctes ne pouvant pas faire un seul et même ouvrage considéré sous le même rapport. On s'explique bien que de nombreuses sectes ou hérésies se soient produites pour donner un sens au mystère, plutôt que d'avouer que la foi qu'il exigeait était de croire à quelque chose qui, si elle n'en recevait pas à la fois de contradictoires, n'en avait aucun. Le messianisme juif, devenu avec Paul le messianisme chrétien, avait cessé d'être compris. Cet apôtre seul s'était assimilé la pensée de Jésus sur lui-même de ce Jésus qu'il n'avait jamais vu avec les yeux de la chair. Le disciple inconnu de l'apôtre Jean auquel on peut avec vraisemblance attribuer la composition du quatrième Évangile, commença dans l'école théologique d'Ephèse, par sa fausse interprétation du paulinisme, touchant la nature du Christ Jésus, la grande aberration de la raison qui s'appela l'orthodoxie.

Le gnosticisme.

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CHAPITRE IV

- Les sectes émanatistes et les sectes
dualistes.

Les hérésies les plus redoutables pour le christianisme à l'époque de l'avènement de la doctrine dualiste de la nature divine (trinitaire un peu plus tard) furent les sectes gnostiques. Elles se crurent un droit au titre d'écoles scientifiques ou savantes, parce qu'elles prétendaient porter la lumière sur des vérités d'ordre plus général ou philosophique que celles dont se contentait l'ordinaire foi chrétienne. Leur science était éminemment la doctrine de l'émanation, dont le développement ne laissait à la mission et à l'œuvre du Christ, qu'elles embrassaient en leurs spéculations transcendantes, qu'une place limitée ou une valeur épisodique dans l'histoire générale du monde. C'est déjà apparemment contre des prétentions de ce genre que Paul mettait en garde un disciple auquel il signalait << les bavardages profanes et les contradictions d'une science prétendue (euwvúpou yvósɛwg)» (1). Mais on ne sait presque rien de ces gnostiques antérieurs au quatrième Évangile. Il parait bien cependant que Simon, dit le magicien, antagoniste de l'apôtre Pierre selon la tradition, donnait le monde à produire à une suite d'intelligences ou puissances de différents degrés; que Ménandre, disciple de Simon, posait un dieu suprême agnoste, et, au-dessous de lui, une série d'êtres célestes émanés, parmi lesquels le Fils de Dieu, Jésus, venu sur la terre avec l'apparence d'un corps; et que Cérinthe, autre adversaire des apôtres, propageait dans le milieu judéo-chrétien des idées analogues. On peut assurer, en conséquence, négligeant le détail suspect et les fables, que l'émanatisme s'opposa, dès les temps apostoliques, à la doctrine de la création que le christianisme apportait au monde hellénique, et tenta de substituer des séries de principes émanés, descendants

(1) Première à Timothée, les derniers versets.

de l'unité suprême agnoste, au messianisme sobre et rigoureusement déterminé qui coupait court aux spéculations indéfinies sur les puissances intermédiaires entre Dieu et l'humanité.

Il est parfaitement clair que la doctrine du Logos incarné, venue dans la première moitié du n° siècle, fut une concession considérable à l'esprit émanatiste, car dès lors que le Christ n'était plus l'homme prototype, premier et dernier terme de la création, rapportée à lui tout entière par le Créateur, mais une idée : la Raison, la Parole, engendrée au sein de la pure Puissance, cette génération divine et sa descente dans le monde appartenaient à l'ordre des conceptions émanatistes. Cela fut bien constaté par le langage de la confession de foi orthodoxe, quand le moment en fut venu,

γεννηθέντα, οὐ ποιηθέντα, genitum non factum, dit le Concile de Nicée, et qu'on eut à expliquer comment il pouvait être un homme, celui qui n'était pas une créature, et comment, par quelle nouvelle et inexplicable espèce de relation, il pouvait se tenir à ce point séparé de son père consubstantiel.

Les sectes gnostiques contemporaines du quatrième Évangile ont pour nous un intérêt particulier, celui de nous montrer à la fois entre leurs imaginations ineptes et l'esprit métaphysique de cet ouvrage des rapports sérieux, et dans la valeur esthétique et morale des idées, une différence vraiment extraordinaire. La commune tendance se montre dans la conception émanatiste de Jean, autant qu'elle peut être ainsi qualifiée malgré sa remarquable modération relative, et dans une autre espèce de dualisme, celle du bien et du mal, où il se complaît, quoique se gardant de l'étendre jusqu'à la cause première. La différence la plus frappante consiste en ce que cet Évangile est un beau livre, plein de vie et de sentiment, nous ne parlons même pas du mérite religieux mystique auquel en tout temps beaucoup de nobles esprits ont été seusibles, tandis que les élucubrations gnostiques n'ont jamais inspiré à la critique intelligente qu'un profond dégoût. Nous nous contenterons d'un aperçu sommaire des différents systèmes, après nous être un peu plus étendu sur les premiers, qui sont aussi les plus curieux pour la comparaison avec la métaphysique chrétienne, et qui donnent une idée suffisante de tous

Saturnilos et Basilides étaient contemporains et appartenaient au milieu semi-oriental d'Antioche, dans le premier tiers du Ie siècle. Leurs idées sont fort divergentes, en un commun genre d'aberrations émanatistes; celles du second plus travaillées et plus

singulièrement métaphysiques; celles du premier, qui semble se rattacher au Samaritain Ménandre, disciple de Simon dit le magicien, nous rappelant en partie les grossières imaginations dont est faite la légende de ce Simon rival de l'apôtre Pierre. Suivant Saturnilos, très hostile au judaïsme, le Christ Jésus aurait été un envoyé de Dieu, ayant la mission de détruire le Dieu des Juifs ainsi que les autres archontes dont Dieu avait décidé la ruine. Ce Sauveur, Jésus, était inengendré, incorporel, sans forme, de forme humaine en apparence seulement; la nature de sa filiation n'est pas bien éclaircie dans nos documents. Le Dieu dont il tient sa mission n'est nullement le Dieu premier, lequel est purement agnoste. Il ne peut être que l'un des êtres émanés que désignent les noms d'Anges, Archanges, Puissances et Dominations. Il est vrai que le mot faire (ToTv) et le nom de Père aussi sont employés à propos de la production de ces êtres et de leur auteur, mais il est indubitable que l'essence du Dieu premier n'admet aucun acte de création ni de démiurgie. Le même langage fut usuel plus tard chez les néoplatoniciens, quoique leur Dieu un et premier ne reçût d'eux aucun attribut.

La création de l'homme est, dans les idées de Saturnilos, quelque chose de très misérable. Des anges, au nombre de sept, en conçurent l'idée d'après l'image brillante qui leur en était apparue, venant de l'Autorité (anò s ubevizs), mais qu'ils n'avaient pu retenir. Impuissants à cette œuvre, ils ne modelèrent qu'une sorte de ver qui rampait sur la terre. La Puissance d'en haut († žvo búvaμg), prise de pitié en considération de ce qu'elle avait fourni le modèle, émit une étincelle de vie qui fit de cette créature un homme vivant. A la mort, cette étincelle va retrouver les choses de nature semblable, et les autres éléments se résolvent en ce dont ils ont été pris. Au reste les anges modelèrent deux espèces d'hommes, l'une méchante, l'autre bonne, et comme les démons prenaient le parti des méchants, le Sauveur vint pour la destruction de ceux-ci et des démons et pour le salut des bons. Les saturniliens, ajoute l'auteur que nous suivons, « disent que le mariage et la génération sont de Satan. Beaucoup d'entre eux s'abstiennent de nourriture animale: continence affectée. Des prophéties, ils attribuent les unes aux anges créateurs du monde, les autres à Satan, que Saturnilos regarde comme l'un des anges et l'adversaire des anges créateurs, du Dieu des Juifs spécialement » (1). (1) Philosophoumena (éd. Cruice, p. 367-369).

Agnostisme du principe suprême, - émanation des principes actifs de l'univers, dualisme moral de ces principes et des hommes qui tirent d'eux respectivement leur origine, - puissances intermédiaires, les unes hostiles, les autres secourables, — envoi d'en haut d'un Sauveur éminent, dans l'intérêt des bons, ascétisme enfin, lutte contre les appétits des sens pour obtenir le salut, cette suite d'articles en lesquels se résume ce système gnostique équivaut au sommaire de beaucoup d'autres, dont les variantes n'importent guère. Mais la doctrine de Basilidès dépasse leur commune mesure en un point très curieux dont nous devons la connaissance aux détails nouveaux et imprévus qu'a donnés sur les idées de ce gnostique le livre des Philosophoumena (1). Il s'agit de la génération de l'univers par le Dieu non être : forme métaphysique d'une idée qui se trouve partout dans cette école et dans le platonisme alexandrin, mais qui se présente ici avec une singulière affectation d'absurdité.

Cette forme, le néant considéré comme une cause, étant essentiellement illogique, l'auteur qui s'y complaît n'arrive jamais qu'à lui donner une signification négative et contradictoire à ses propres façons de parler. Les phénomènes ne descendent pas, telle est l'idée intelligible d'un principe qu'on définit comme n'étant pas; ils se produisent éternellement sans dépendre d'une cause universelle. Mais il s'agit de faire prendre à la négation une forme cosmogonique. Ce sera quelque chose comme ce qu'un philosophe de notre siècle parvint à mettre pour un temps à la mode en construisant l'évolution de l'Idée à partir des idées d'Etre et de non Être, et attribuant à cette dernière une sorte de vertu génératrice, sans laquelle on ne saurait dire de l'Etre lui-même qu'il

est.

L'auteur des Philosophoumena prétend trouver chez Aristote une source de ce système gnostique, et il ne se trompe pas complètement sur un point: c'est quand il cite la célèbre définition de Dieu la pensée sans aucune détermination (vónois vońoews), qui est, dit-il, la même chose que le non être, autant qu'il peut la comprendre. Selon Basilidès, avant qu'il existât rien, ni matière, ni substance, ni sensible ni intelligible, ni Dieu, ni ange, enfin

(1) Publié en entier pour la première fois en 1851, d'après le manuscrit découvert par Mynoïdės Mynas, dans un monastère grec. L'ouvrage, attribué autrefois à Origène, l'est aujourd'hui avec plus de probabilité à Hippolyte, martyr vers l'an 240.

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