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core, la plus juste attitude en cette matière. On a tort de le croire nécessairement fondée sur une doctrine de soumission pure et simple du citoyen au dépositaire du pouvoir quel qu'il puisse être; car ce n'est pas à l'homme en tant que citoyen qu'elle s'adresse, mais en tant que membre de l'Église, et, en cela, étranger à l'État, ni supérieur ni inférieur, ni ordonnant, ni obéissant. Encore moins faut-il y voir, comme on l'a dit, « un pacte entre la puissance spirituelle et celle de l'État, pour condamner le monde à une irrémédiable servitude (1) ». C'est bien plutôt cette formule qui, parlant de puissance spirituelle, concède ce qu'avant tout il faudrait nier. Une Église, une religion ne doivent disposer matériellement d'aucune puissance; voilà ce que dit la morale, parce que la foi et l'amour, et les actes eux-mêmes, en ce qui n'intéresse point le droit d'autrui, ne se commandent pas matériellement. C'est quand l'Église a entrepris de gouverner l'État au spirituel, mais dans le fait au moyen de mesures civiles et pénales du genre le plus temporel, au lieu de laisser les sujets ou citoyens, selon les temps, remplir leurs devoirs dans l'Empire ou dans la cité, sans y rencontrer ou y apporter aucune autorité religieuse prétendue, c'est alors qu'a pris naissance la plus complète servitude à laquelle les hommes se soient jamais condamnés. Il est clair que si l'Église primitive avait enseigné à ses sujets spirituels la désobéissance à l'empire et le refus de l'impôt, sous ce prétexte que les princes «< sont les ministres des peuples »>, et n'ont droit au respect qu'autant qu'ils «< gouvernent au profit des peuples » et qu'« un Néron ne peut pas être un ministre de Dieu », l'Église se serait ainsi attribué, au fond, dès le temps de Néron, le même pouvoir théocratique auquel prétendirent ses représentants, les grands papes du moyen âge.

Quelle qu'eût pu être la pensée de Paul, au cas où il se serait cru chargé de légiférer au nom de Dieu, ou du Christ, pour une société, pour un établissement terrestre destiné à durer, il est certain que l'attente de la parousie dut le détourner de toute préoccupation politique, et, par conséquent, d'une doctrine théocratique qui aurait été à ses yeux sans matière et sans raison d'être. Ses ordonnances se rapportent toujours aux Églises; il voudrait que leurs membres, quand ils ont entre eux des difficultés, prissent parmi eux des arbitres pour en décider; non

(1) Ernest Havet, Le Christianisme, t. IV, p. 179.

qu'il entende les constituer en sociétés séparées, suivant au surplus le train du monde, mais au contraire parce que les lois du monde doivent leur demeurer étrangères, à eux, disciples du Christ, obligés de supporter le tort qui leur est fait, plutôt que de porter plainte contre le frère (1).

Les seuls règlements qu'il leur donne sont de ceux qui ne peuvent pas attendre, pour leurs réunions de prière et de prophétie, pour leurs agapes, pour la tenue des femmes, qu'il veut être voilées et silencieuses dans les assemblées, humbles en tout et soumises à leurs maris, enfin pour la casuistique du mariage, indissoluble en thèse générale. Nous ne disons rien ici des polémiques de Paul avec les Judéo-Chrétiens, au sujet de la circoncision et des aliments impurs, de l'usage des viandes «< offertes aux idoles ». L'Apôtre ne varia, dans la pratique et le précepte, à ce sujet, grande matière de reproches en son temps, il ne se fit « tout à tous » dans l'intérêt de la conquête des âmes, que parce qu'au fond rien ne lui était plus indifférent; et la raison de cette largeur de vues était double chez lui à la considération du peu d'importance intrinsèque de ces choses, se joignait la pensée toujours présente, qu'il n'y a rien que de tout à fait provisoire en ce monde, et qu'il ne vaut pas la peine de changer ce qu'on trouve établi.

<< Que chacun marche dans la condition que le Seigneur lui a départie, et tel que Dieu l'a appelé c'est ce que je statue pour toutes les Églises. Quelqu'un était-il circoncis, qu'il ne ramène pas son prépuce. L'avait-il, qu'il ne le retranche pas. La circoncision n'est rien, le prépuce n'est rien, le tout est d'observer les commandements de Dieu. Que chacun reste appelé comme il a été appelé. Étais-tu esclave? n'en prends pas souci. Même quand tu pourrais devenir libre, use plutôt de ton esclavage. Car celui qui est appelé, étant esclave, à la communion du Seigneur est l'affranchi du Seigneur, de même que qui est appelé étant libre est l'esclave du Christ. Vous avez été payés cher; ne vous rendez pas esclaves des hommes. Que chacun, mes frères, reste auprès de Dieu dans l'état où il a été appelé (2) ».

Rien n'est plus puéril que de demander quelle a été, sur l'esclavage, l'opinion de l'homme qui a écrit ces lignes. Pour avoir

(1) Première aux Corinthiens, vt, 5-11.

(2) Ibid, vi, 17-24.

une opinion sur ce sujet, il faut considérer l'esclavage comme une institution et, quand on pense à une institution, c'est pour lui supposer un intérêt et une durée. Mais c'est ce que Paul ne fait pas. Il n'y a ni libre ni esclave, non plus que Juif ou non Juif, mais toute la question qui mérite attention est de savoir comment, dans quelles pensées, dans quels sentiments, et non pas dans quelle condition sociale, on sera trouvé par Dieu, tout à l'heure, quand il viendra. L'Apôtre envisage, au fond, avec cette même indifférence, l'état de virginité ou de mariage, beaucoup plus qu'il ne préfère peut-être la virginité, sous l'influence, quoique Juif, d'un sentiment déjà répandu et qui allait rapidement grandir. Il s'en explique avec la plus parfaite clarté. Il ne pense point aux conditions bonnes ou mauvaises de la vie humaine et de l'ordre social, mais bien à la fatalité prochaine (èveσtσv áváyxŋv): « Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre. N'es-tu pas lié à une femme, ne cherche pas une femme. Si tu te maries, tu ne pèches point; si une vierge se marie, elle ne pèche point. Seulement on s'occasionne ainsi les troubles de la chair, et je voudrais vous les épargner. Je vous dis ceci, mes frères : le temps est court. Pour ce qui en reste, que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas, ceux qui s'affligent comme s'ils ne s'affligeaient pas; ceux qui jouissent, comme s'ils ne jouissaient pas; ceux qui achètent comme s'ils ne possédaient pas, et ceux qui usent des biens de ce monde, comme s'ils n'en usaient pas. Car la figure de ce monde passe (παράγει γὰρ τὸ σχῆμα τοῦ Xóσμου TOÚTOυ) (1). » La raison invoquée à l'appui de ces conseils est que les occupations nées du mariage nous détournent de l'unique pensée nécessaire. L'Apôtre n'interdit rien, mais l'opinion qu'il exprime en finissant irait très sûrement, si elle pouvait être suivie, à cette fin du monde à laquelle il aurait voulu qu'on pensât constamment : « Celui qui marie sa fille fait bien, dit-il. et celui qui ne la marie pas fait mieux. » Les veuves peuvent sans péché se remarier; elles seront plus heureuses, si elles restent comme elles sont c'est sa façon de penser (youn), et il croit avoir l'esprit de Dieu (δοκῶ δὲ κἀγὼ πνεῦμα θεοῦ ἔχειν).

Dans les circonstances où se trouvaient les premiers chrétiens, c'eût été une question à se poser non seulement oiseuse pour eux, mais impie, que celle de savoir si la recherche des fonctions pu

(1) Première aux Corinthiens, vil, 25-40.

bliques était compatible avec la foi chrétienne; de même que les philosophes se demandaient bien si elle l'était avec la sagesse. Sans cela, nul doute que les devoirs et les nécessités de la politique n'eussent été jugés plus contraires encore que les soins et les soucis domestiques à la pensée et à la préparation du dernier jour. Telle est la différence profonde entre le christianisme primitif, – qui est le christianisme pur et simple, qui condamnait le monde et prévoyait sa fin, et le christianisme historique, qui a été un compromis avec le monde afin de le gouverner.

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Il ne faut pas oublier que la perspective de la fin du monde, en vue de laquelle le chrétien était invité par l'Apôtre à cesser de porter intérêt aux choses du présent, à sa condition bonne ou mauvaise, et à toutes ses satisfactions ou espérances possibles en cette vie, n'était, pour l'homme de foi, rien de moins que sa propre résurrection après sa mort, suivie de sa vie éternelle, si même ce n'était cette dernière à commencer incessamment, sans avoir à subir la mort (1). Cela est d'autant plus remarquable que rien ne se mêle aux sentiments de Paul, sur ce chapitre, de cette haine ou de ce mépris du plaisir sain et naturel, et de cette fureur de mortification dont l'origine et le développement appartiennent au monde alexandrin. Il était, en ce point capital, fidèle à l'esprit de Jésus, tel qu'il apparaît si vivement dans les synoptiques; son détachement du monde était du même genre et partait du même principe; et il s'unissait à Jésus, dans la croyance à sa résurrection, non pas simplement selon le sens intellectif que nous donnons au mot foi: une croyance que les choses sont réellement, ou sont arrivées; mais dans un sens métaphysique et moral très particulier celui de l'union à une personne transcendante, objet de cette foi. Le vrai disciple de Jésus prend une part réelle à sa mort et à sa résurrection, selon cette doctrine. La mort, il est vrai, ne s'entend pour lui que du renoncement mental au corps de chair et de péché, mais la résurrection est une réalité future, qui doit s'ensuivre, et dont la condition est une identification mystique avec le Christ, semblable à celle que le Christ a avec Dieu. Cette conception est d'une espèce assez différente des dogmes ou hypothèses philosophiques, pour que l'Apôtre, en l'exposant, juge

(1) Première aux Corinthiens, xv, 51-52.

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