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CHAPITRE IV

Passion et communion.

La pensée est-elle venue à Jésus, dans son agonie de Gethsémané, que peut-être la fin du monde n'était pas si proche qu'il l'avait prêchée, et que son retour de Messie triomphant « sur les nuées du ciel » pouvait n'être pas dans les vues de Dieu? A-t-il craint que son sacrifice fût inutile pour les véritables fins assignées au monde? Il n'a pas dû songer que celte croix dont il avait la vision lugubre deviendrait pour des siècles et des siècles l'image consacrée, le symbole de la méchanceté des hommes, et d'une sainteté qui leur est inaccessible; qu'elle serait, dans le cours des âges, la consolation de multitudes d'affligés et d'opprimés, au milieu des guerres indéfiniment prolongées des nations, et des prédications contradictoires des faux prophètes, et de l'imposture systématique des antichrists parés du nom de ses apôtres. Les vues de Jésus concernaient certainement un avenir prochain. Sentant son arrestation imminente, sa condamnation assurée, mais croyant en son retour à la vie, qu'il faisait dépendre de sa préexistence en tant que Messie, il devait, en ce cruel moment, et comme celui qui après tout n'a pour lui que sa foi, éprouver le besoin d'une confirmation extérieure. Était-il bien le fils de Dieu, le premier-né de la création, lui qui, dénué de toul secours terrestre, sans même un seul disciple qui fût capable, en cette veillée dernière, de partager sa foi dans le sacrifice et sa mortelle angoisse, << mon âme est triste jusqu'à la mort », n'obtenait pas le plus léger signe du ciel pour le confirmer dans sa mission? Le dernier mot de Jésus sur la croix, d'après le plus autorisé des synoptiques (1), a rendu le même sentiment qui a dù, sans

(1) Matt., XXVII, 46 et Marc, xv, 34. Ce mot: « Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'as-tu abandouné? » est, on le sait, la citation du premier verset d'un psaume (Ps. xx), qui, au temps de Jésus, passait pour messianique, et

l'ébranler, accompagner sa ferme résolution, au cours de ses interrogatoires et de son supplice.

Il n'y a pas à nier que l'idée de l'expiation par offrande de victimes, et celle de la substitution d'une victime, volontaire ou non, à la victime qui conviendrait, n'appartiennent à la haute antiquité. Il est également certain que la croyance à la solidarité et à la responsabilité commune des membres d'une famille, ou d'une nation, était une erreur morale très répandue (nous parlons ici de l'imputation, non des fatalités physiques). La figure du Messie souffrant a donc pu emprunter des traits à ces idées anciennes, avant Jésus, comme elle a fait après lui, et peut-être est-ce en partie le sens de quelques traits obscurs du portrait du serviteur de Dieu, dans le second Esaïe (1). Il peut donc sembler possible, a priori, que Jésus eût partagé cette manière de voir sur le sens et la vertu de son sacrifice. Seulement, cela n'est point. Les deux idées caractéristiques seraient ici, d'une part, l'unité et la communauté de l'espèce humaine dans le péché; de l'autre, la peine subie par une victime substituée, et celle-ci serait le Fils de l'Homme, l'homme prototype et idéal, admis à donner satisfaction à la justice divine. On ne trouve rien de pareil dans les synoptiques, non plus que dans le quatrième Évangile. Partout, il y est question des péchés, en tant que personnels à ceux auxquels ils sont ou reprochés, ou remis à cause de leur foi, et il n'y est dit nulle part qu'un péché plus universel, inhérent à son sang, un péché autre que ses propres actes d'infidélité, pèse sur le peuple qui, ayant tué ses prophètes, se prépare maintenant à crucifier le Christ, et que c'est ce péché-là que le Christ vient prendre sur lui et expier. Il serait d'une invraisemblance choquante que Jésus eût gardé le silence sur ce qu'il aurait regardé comme l'objet essentiel de sa mission, ou que, l'ayant déclaré, il ne s'en fût rien transmis par la voie des traditions recueillies dans les quatre évangiles, et cela quand les évangélistes écrivaient à l'époque même où commençait la formation du dogme de la rédemption selon l'Église.

auquel la légende a emprunté plusieurs des traits de détail de la Passion. On peut l'admettre (ce mot) comme authentique, par la raison même qu'on a de rejeter celui que Luc a jugé bon d'y substituer: « Père, je remets mon esprit entre tes mains »> (Luc, xx, 46). Ce dernier se rattache à la supposition, qui s'offrait aisément, sur l'état d'esprit d'une victime résignée. L'autre, plus difficile à inventer, est conforme à la nature.

(1) Voyez ci-dessus, 1. VI, chap. iv.

Les termes évangéliques de la fonction du Messie par rapport au péché sont, en premier lieu, ce mot même de rédemption, puis celui de sauver, pris au figuré, et enfin ceux de donner sa vie, ou son sang, pour la rémission des péchés.

Le mot rédemption est loin d'abonder dans les Évangiles; mais il se rencontre dans un passage caractéristique: « Le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie pour le rachat de beaucoup (δοῦναι τὴν ψυχὴν αὐτοῦ λútpov άvti toλλ@v) (1). Le terme propre exprimant le rachat ou la rançon du prisonnier ou de l'esclave, dans la langue grecque (λútpov), comprend deux idées, l'une essentielle, la libération, l'autre accessoire, le prix payé. Elles étaient si bien liées par les mœurs, que le mot français rançon vient du latin redemptionem, et que rédemption n'est que son doublet classique. Mais au surplus, elles admettent ici l'une et l'autre une interprétation parfaitement naturelle. Il y a un prix payé, et qui est la vie, comme l'exige la notion du Messie victime, et il y a des hommes rachetés, rachetés du péché, rachetés de la mort éternelle, qui est la conséquence du péché, rachetés par le sacrifice à savoir par leur sacrifice propre, s'ils s'unissent au sacrifice du Christ (dans le sens que l'apôtre Paul devait expliquer si admirablement), s'ils ont la foi dans le Christ crucifié, s'ils consentent à perdre leur vie pour gagner la Vie, comme nous l'avons expliqué plus haut. Rien de cela ne se rapporte à un péché commun et solidaire, rien à l'idée d'une substitution de victime, excepté le fait que le Christ a souffert, sans la mériter, la peine encourue par d'autres. Les mots λύτρωσις, ἀπολύτρωσις s'appliquent ailleurs à des idées générales de délivrance par l'œuvre du Messie, sans aucun rapport à sa qualité de victime (2).

L'idée de salut est immédiatement rattachée à celle de rédemption, en ce même sens de libération de l'esclavage du péché, et d'affranchissement de ses conséquences. « Le Fils de l'Homme est venu sauver le peuple de ses péchés », « sauver ce qui avait péri » (3). Il s'agit des petits, des humbles, des pécheurs, hommes de bonne volonté, que les docteurs de la loi méprisent et pour lesquels ils ne peuvent rien. C'est surtout à eux que Jésus annonce le salut par la foi et le sacrifice; et c'est si bien à des par

(1) Matt., xx, 28; Marc, x, 45.

(2) Luc, 1, 68; 11, 38; xx1, 28.

(3) Matt., 1, 21; xvnt, 11; Lục, xix, 10.

ticuliers, non à l'humanité en corps qu'il le destine, qu'il restreint quelquefois plus ou moins formellement sa mission « aux brebis qui ont péri de la maison d'Israël », quoique sans vouloir le refuser à la foi des autres si elle vient à lui (1). Enfin la rémission des péchés, acte souverain dont le Christ s'attribue le droit (2), nous met également en présence de l'idée simple du péché et du salut comme essentiellement personnels.

Les termes de l'institution de l'eucharistie par Jésus n'enferment rien de contraire aux explications précédentes. Les variantes des différents textes que nous en avons sont même sans importance à notre point de vue. Occupons-nous d'abord de la partie du sujet qui n'a point rapport au sens de la rédemption, au moins directement, mais à celui de la communion des disciples entre eux et avec le Christ.

L'authenticité des paroles de Jésus, sauf ces variantes légères, est presque sans égale, dans les synoptiques, grâce à cette circonstance que l'apôtre Paul les a rapportées comme lui ayant été transmises personnellement, par l'un des Onze, sans doute

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(ἐγὼ γὰρ παρέλαβον ἀπὸ τοῦ κυρίου), et à cette autre, qui peut paraître singulière, mais que nous trouvons convaincante que le quatrième Évangile ne les rapporte point. Il fait mieux, en effet, que de les rapporter; il en fournit l'explication et le commentaire, en des termes si bien adaptés, que nul exégète intelligent ne peut hésiter un instant à reconnaître qu'il pense à la Cène et qu'il veut en donner la théorie tout en en omettant le récit. Il en omet le récit, parce que, selon son plan, Jésus doit mourir la veille de la Pâque des Juifs, à l'heure même où l'on mangeait l'agneau pascal, et cela pour que le sacrifice du Messie-victime paraisse substitué au sacrifice traditionnel de l'agneau, et que ce dernier en devienne le symbole; tandis que, selon les synoptiques, le crucifiement n'a lieu que le lendemain, le jour même de la fête, et que l'institution de l'eucharistie se place, comme il est naturel, à l'occasion d'un repas pascal. Alors même que l'on regarderait comme possible que la version des faits suivie par les synoptiques eût mis trop peu d'intervalle entre le dernier repas, les adieux aux disciples et le jour de la mort, car la chronologie des Évangiles est très incertaine, et il est douteux que le jour de la plus grande fête ait pu être le même que celui du jugement et du

(1) Matt., xv, 24 et x, 6.

(2) Matt., Ix, 6; Marc, п, 10; Luc, v, 24.

supplice, il reste toujours vraisemblable que ce dernier repas est celui de la veille de Pâque, la Cène, d'autant plus que l'arrestation de Jésus dut être motivée ou précipitée par l'ovation que lui fit le peuple affluant à Jérusalem à cette époque de l'année.

Jésus prend le pain, le bénit, le rompt et le distribue : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » Ces termes sont communs aux quatre textes, et ils renferment, au sujet du vin et du sang, une même pensée dont nous ne rapporterons les termes qu'un peu plus loin, parce qu'une autre question s'y mêle. Et voici maintenant la théorie mystique du quatrième Évangile, qui en est le commentaire : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie du monde... Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Ma chair est une vraie nourriture, mon sang un vrai breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. De même que le Père, vivant, m'a envoyé, et que moi je vis par le Père (di Tòv naτépa), de même celui qui me mange vivra par moi (ὁ τρώγων με κάκεΐνος ζήσει δι' ἐμέ). C'est là le pain qui est descendu du ciel; non comme les pères ont mangé », la maune en traversant le désert, << et ils sont morts; mais qui mange ce pain-ci vivra éternellement ». Comme les disciples refusent de comprendre ce langage symbolique, Jésus leur dit, selon cet Évangile : « Et si vous voyez le Fils de l'Homme remonter où il était auparavant! » Il veut parler, sans doute, du peu de valeur qu'ont les phénomènes matériels, en présence des hautes réalités morales et surnaturelles. Car c'est par la crucifixion, chose incroyable, que son retour au ciel doit s'opérer. Et il termine par ces mots : « C'est l'esprit qui fait la vie, la chair ne sert de rien (ʼn sp§ oùx úpeλeĩ oùòév). Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie (1). » Ainsi la chair et le sang, comme nourriture, sont les signes matériels de la participation de la vie des disciples à la vie du Fils, et, par la vie du Fils, à la vie du Père; et cette participation ou communion est de nature spirituelle. La chair à son tour est assimilée au pain, et, par ce dont elle est le signe, à un pain vivant ou spirituel, descendu du

(1) Jean, vi, 32-64.

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