Page images
PDF
EPUB

formellement le devoir de l'apostolat, poussé jusqu'au plus entier sacrifice et à l'abandon de tout bien terrestre, au dessus des attachements et des devoirs familiaux; et ceux où il prévient ses disciples qu'ils seront haïs et persécutés, perdront toutes choses et la vie sur la terre, et recevront, en compensation, des biens semblables, au centuple, avec la vie éternelle (1). Il est vrai que ces pensées ont pu facilement être inspirées aux évangélistes par les circonstances où ils vivaient; mais Jésus aussi a pu prévoir et prédire les suites que son enseignement et son sacrifice auraient, devaient avoir, puisqu'elles étaient liées à l'idée, à la croyance de sa mission messianique; et tout nous indique qu'il l'a fait. La formule caractéristique du dilemme qu'il posait à ceux qui voudraient être ses disciples et tenir de lui le salut est renfermé dans ces termes : « Qui voudra sauver sa vie la perdra, mais qui la perdra à cause de moi la trouvera » (2). La mort et la vie placées dans la dépendance exclusive et directe de la foi dans le Christ et des œuvres qu'elle commande, tel est incontestablement l'enseignement évangélique, et cette pensée est la même que l'Église, se substituant au Christ, exprimera par la formule: Hors de l'Église point de salut. Mais il est juste d'observer que celle-ci deviendra criminelle et meurtrière, alors seulement qu'il lui sera donné des applications temporelles. Au demeurant, il est naturel que la religion professe que seule elle donne la vie. Déjà, dans les mystėres de la Grèce, l'initiation au mystère était le salut, c'est-à-dire l'enseignement et la promesse de l'immortalité que les prières el les sacrifices aux dieux n'assuraient nullement. Mais la religion. des Juifs l'assurait encore moins. Les pharisiens, immortalistes, n'étaient qu'une secte dans la religion mosaïque.

En quoi consiste cette double destinée de vie ou de mort que la prédication de Jésus, comme Messie, devait ouvrir aux hommes? Pour ce qui est de la vie, il n'y a point de difficulté. Si une idée mystique doit s'y ajouter, nous le verrons, mais, en dehors même de cela, l'immortalité, la connaissance de Dieu, une habitation pa

(1) Malt., x, 15-23; 34-38; xix, 29. Marc, x, 28-30; xm, 9-13. Luc, X, 3; x, 51-53; XIV, 26-27; XVIII, 28-30; xxi, 12-17. Les rédacteurs des deuxième et troisième Evangiles fournissent une preuve vraiment extraordinaire de leur esprit borné, en corrigeant le passage parallèle (Matt., xıx, 29). qu'ils ont certainement sous les yeux, pour faire dire à Jésus que les biens et les parents qu'ils auront abandonnés pour lui leur seront rendus dans le temps présent (ev tập xa:p@ toutw). Marc ajoute encore: el avec les persécutions!

(2) Matt., x, 39; xvi, 25 et passages parallèles dans les autres synoptiques.

radisiaque, les biens sensibles attachés à une existence corporelle saine et durable, car tout le monde sait, et nous ne nous arrêterons pas à prouver que Jésus en ses discours fait cas de ces sortes de biens et ne montre nul penchant à l'ascétisme - ces conditions suffisent pour que la notion évangélique de la Vie n'ait rien d'obscur. La définition de la mort, en tant qu'état futur de ceux qui ne devaient pas suivre le Christ, et de ceux qui ne l'avaient pas connu est plus difficile. Elle serait cependant simple, si l'on voulait comprendre que le sort de ces hommes est la pure privation de la vie, soit que, ne ressuscitant point, ils restent dans l'état où l'antiquité judaïque tout entière s'était représenté les morts, soit que, ressuscitant au jour du jugement, ils aient l'anéantissement pour peine édictée, et qu'une partie d'entre eux puisse, à ce moment, être sauvée et réunie aux disciples sauvés du Christ. Certes, la condition des morts, dans cette hypothèse, pourrait être, avec une entière justesse d'expression, qualifiée de perdition éternelle, car elle est éternelle, ne devant pas finir, et de perdition, comparativement à la condition des vivants qui sont << en présence du Seigneur et participent de sa gloire ».

Mais une idée de châtiment n'avait pu manquer de se joindre, surtout dans l'imagination populaire, aux croyances une fois implantées touchant la résurrection et le jugement, pour donner satisfaction au sentiment de la vengeance à tirer des ennemis de Jéhovah ou de son peuple; plus tard, de ceux du Christ ou de ses disciples. Et la perte de la vie, l'état final de non-existence semblait une peine insuffisante à des hommes qui avaient continuellement sous les yeux le spectacle des tortures. D'ailleurs, si le mosaïsme ne connaissait pas plus d'enfer que de paradis pour les morts, et si le schéol n'impliquait aucune idée de punition, les Juifs n'avaient pas laissé d'emprunter à l'hellénisme, à un certain moment, et d'ajouter à leurs nouvelles idées de rétribution d'outretombe une imagination de la vindicte divine analogue à celle dont les poètes grecs avaient placé le théâtre dans le souterrain mythologique du Tartare. Au défaut d'un enfer fabuleux dans les traditions, il existait, près de Jérusalem, un lieu maudit, très réel, où s'était célébré jadis le culte de Moloch, avec ses sacrifices d'enfants, dont on avait fait ensuite, par détestation, une voirie, et dans lequel on entretenait constamment un feu pour consumer des cadavres ou d'autres impuretés. C'était Gê-Hinnôm, la Géhenne, dont le nom devint le symbole d'un lieu de supplice, et

puis entra probablement dans le langage familier par une de ces exagérations violentes que l'habitude réduit à leur juste valeur. On ne croira pas facilement que Jésus ait entendu formuler une sentence de peines infernales dans ce passage du Discours de la montagne : « Celui qui dit à son frère: Imbécile! est passible de la géhenne du feu (1). » Cependant la même expression prend un air plus sérieux, quand il dit : « Si ta main droite t'est une occasion de chute, coupe-la et la jette loin de toi. Il vaut mieux qu'un de tes membres périsse et que ton corps tout entier n'aille pas dans la géhenne »; et ailleurs, quand il parle de « Celui qui a le pouvoir de détruire et l'âme et le corps dans la géhenne », tandis que les hommes ne tuent que le corps (2). Le second Évangile, dans un passage parallèle, ajoute à la mention de la géhenne le caractère de feu inextinguible (Tò πŨρ Tò άGbECTOV), qu'il oppose à la vie tout court (try (wǹy). Il fait ainsi allusion à certain endroit d'un prophète, à la vérité mal compris, mais qui ne lui sert pas moins à marquer sa propre pensée, où il est question de cadavres dont le ver ne meurt pas, dont le feu ne s'éteint pas. Luc s'en tient aux termes du premier Évangile (3). Celui-ci dans quelques-unes de ces paraboles qui lui sont particulières, et dans lesquelles on est bien fondé à reconnaître la manière de Jésus, ne conclut pas seulement à la séparation finale des boucs et des brebis, symbolisme accoutumé, mais encore il oppose au Royaume que le Père a préparé pour les bons, depuis la fondation du monde, les ténèbres extérieures (τὸ σκότος τὸ ἐξώτερον), ou il y aura des pleurs et des grincements de dents, et il menace les réprouvés d'une punition éternelle (xóλαotv xiúvov), en regard de la vie éternelle promise aux justes (4). Enfin il ne faut pas oublier que l'Apocalypse, livre plus ancien que les Évangiles tels que nous les possédons, est pénétré de l'idée de l'Enfer; qu'il le représente sous de très matérielles images, auxquelles il est impossible de ne prêter qu'une signification métaphorique ; et ce livre est également explicite en ce qui touche les peines éternelles. Tout bien considéré, il parait incontestable que le dogme qui s'est établi et qui a régné si lontemps, et encore bien après la Réforme, dans l'Église, avait de vivantes racines chez les premiers chrétiens, quoique son origine (1) Matt., v, 22.

(2) Matl., v, 30 et x, 28.

gique.

L'âme désigne le principe de la vie physiolo

(3) Marc, ix, 42-47; Deutéro-Esaïe, xvi, 24; Luc, x11, 4-5. (4) Matt., xxv, 30 et 46.

ne fût ni juive ni chrétienne, mais mythologique. D'une autre part, l'esprit de l'enseignement évangélique réside dans l'opposition de la vie à la mort, et non de la récompense à la punition. Cet esprit est celui dont s'inspirent les deux penseurs les plus profonds, animés du sentiment le plus élevé, hors de toute comparaison, des temps apostoliques: Paul, et l'auteur du quatrième Évangile. Pour en attribuer un moins noble à Jésus, il faudrait n'avoir pas le choix d'une autre explication des passages embarrassants; mais il y en a une fort simple; c'est qu'il s'est servi, pour ses paraboles, de l'idée courante sur le jugement du dernier jour, et des images populaires sur le sort des réprouvés et des élus. Les synoptiques n'auront pas manqué de s'en tenir aux expressions les plus communes; ils auront négligé la partie idéaliste des explications, celle-là même dont l'auteur du quatrième a pu recueillir la tradition, et qu'il a mise en œuvre avec sa manière propre, essentiellement mystique. Personne ne songe à prendre à la lettre les images relatives aux bienheureux : le banquet où les élus d'entre les gentils sont à table avec Abraham, Isaac et Jacob; le sein d'Abraham, dans lequel les anges transportent le pauvre mendiant Lazare, pendant que le mauvais riche est tourmenté dans l'Hades. Pourquoi attacherait-on un sens plus matériel à cette contre-partie des images de bonheur, où figurent, en opposition avec une brillante salle de banquet, des ténèbres extérieures, et, à portée de voix du patriarche, cet Hadės (l'évangéliste emploie le terme de la mythologie des Grecs) d'où le damné dans les flammes implore un peu d'eau pour élancher sa soif? En somme, et si l'on réfléchit bien à l'idée religieuse de la Vie et à l'idée juive traditionnelle de la mort, on trouvera plus que douteux que Jésus ait enseigné positivement l'existence des peines après le dernier jugement, en d'autres termes, la prolongation du règne de la douleur et du mal par ordre divin; et l'on s'expliquera l'emploi de cette expression: un châtiment éternel, la seule qu'on doive admettre, en songeant qu'elle désigne très bien la mort en tant que condition de ceux qui rejettent la vie éternelle (1).

(1) Matt., vi, 11; Luc, xvi, 19 sq. La question d'exégèse et de théologie, que nous n'envisageons ici que d'un point de vue général et tout critique, a été traitée avec tous les développements qu'elle comporte par M. E. PétavelOlliff, qui, depuis plus de vingt ans, en de nombreux ouvrages, déploie tant de zèle et de talent pour propager la doctrine philosophique et religieuse de l'« immortalité conditionnelle » et délivrer la pensée' chrétienne du cauchemar des peines éternelles. - 1872, La fin du mal; 1892, Le problème de l'immortalité (Paris, Fischbacher, édit.).

La voie du salut.

CHAPITRE III

-

La morale de l'épreuve et de l'attente.

Le dilemme de la vie éternelle, et de la mort, ou perdition éternelle, ce premier et dernier mot de la prédication d'un Messie différent de celui que les Juifs attendaient, a des conséquences forcées auxquelles on ne fait jamais attention. Il s'agit, en effet, d'une doctrine de jugement dernier, doctrine universaliste, affranchie de toutes les espérances nationales et même temporelles, et posant une fin prochaine au delà du monde présent. Elle s'adresse donc essentiellement à l'individu : Jésus enseigne et recommande à l'individu les moyens de son salut personnel et éternel, et répudie toute action publique, toute tentative de réformer l'État juif, ou d'intervenir dans ses rapports avec l'étranger dominateur, parce que les puissances de ce monde sont toutes également perverses, et que la nation juive a perdu son privilège de peuple de Dieu et doit renoncer définitivement à sa restauration politique par les mains d'un fils de David. On peut remarquer à ce propos que les continuelles avances de Jésus aux petits, aux humbles et aux pécheurs, à tous les égarés dont le cœur n'est pas profondément corrompu, ces avances, rapprochées des invectives qu'il adresse aux directeurs moraux du peuple, et de l'indépendance qu'il affecte par rapport aux prescriptions littérales de la Loi, ne sont pas seulement des actes et des leçons de charité données par celui qui «< est venu sauver ce qui était perdu », mais équivalent à cette déclaration nette que ce n'est plus l'obéissance à la Loi qui sauve, mais que l'individu a en lui ce qu'il faut pour se sauver sans elle et hors d'elle. Il y a bien ce mol : « Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes je ne suis pas venu abolir mais accomplir (1) »; mais il n'est nullement néces

[blocks in formation]

Conf. les paraboles de la Vigne et du Banquet royal (xxi

« PreviousContinue »