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doctrine morale à des prestiges physiques, puisqu'il prédit que les faux prophètes des derniers jours, disposeront de ces signes pour égarer le monde : « Alors si quelqu'un vous dit: Le Christ est ici, ou il est là, ne le croyez pas. Car il s'élèvera de faux Christs et de faux prophètes, et ils donneront de grands signes, et feront des prodiges, à séduire, s'il se peut, jusqu'aux élus (1). »

Les récits de miracles dans les trois synoptiques sont fréquemment accompagnés de la recommandation que Jésus fait au miraculé ou aux assistants de garder le silence sur ce qu'ils ont vu. Le miracle de la transfiguration, dont le caractère est si particulier et qui a la physionomie d'un rêve qu'un des apôtres aurait fait, est suivi de la même défense de parler de leur vision (previ εiηte to öрxx) (Matt.), jusqu'à ce que le Fils de l'Homme soit εἴπητε τὸ ὅραμα) ressuscité des morts (2). Laissons de côté pour un moment ce dernier trait, que les deux principaux textes nous disent avoir soulevé des demandes d'éclaircissement de la part des disciples; la même injonction de se taire sur la messianité de leur maitre est faite aux disciples (tois pz0zig) dans le passage capital de ces trois mêmes Évangiles, où Jésus, après leur avoir demandé pour qui le prennent les gens (tivz pe λéуous!v oi äv0ршño: elva), veut savoir pour qui ils le prennent eux-mêmes, et où Pierre répond : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant », cette reconnaissance est encore suivie de la défense de parler de lui (Marc), de dire cela à personne (Luc), de dire à personne qu'il était le Christ (Matt.). Et, tout comme à propos de la vision de la transfiguration, les synoptiques rapportent, mais avec un plein développement cette fois, et la plus grande clarté, l'annonce que Jésus fait de sa destinée : « Là Jésus commença à déclarer à ses disciples qu'il fallait qu'il allat à Jérusalem et qu'il souffrit beaucoup de la part des Anciens, et des Princes des Prêtres et des Scribes et qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât le troisième jour (3). » Nous reviendrons amplement sur ce sujet, il s'agit maintenant de la recommandation du silence.

Je ne saurais lui voir qu'un motif, en ce qui concerne les miracles. Supposé, ce qui est présumable, que Jésus opérât des guérisons ou des améliorations en des cas déterminés, il ne pouvait

(1) Matt., XXIV, 24 et Marc, XIII, 21.

(2) Matt., vi, 4; xvп, 9; Marc, 1, 44; v, 43; vii, 26; 1x, 9; Luc, v, 14; vini, 56; 1x, 36.

(3) Malt., xvi, 13 sq., 20-21 Marc, vit, 27 sq.: Luc, tx, 18 sq.

qu'être obsédé, à mesure que sa renommée de prophète s'étendait, par un grand nombre de malades sur l'état desquels il était et devait se reconnaitre impuissant. A l'égard de ceux-ci, le refus ou l'échec pouvaient s'expliquer par l'insuffisance de la foi chez eux, puisque nous voyons qu'il donnait la foi du malade, en termes formels, pour la condition de sa guérison. En enjoignant aux autres, à ceux qu'il guérissait, de remercier Dieu et de se taire, il obviait, autant que faire se pouvait, aux inconvénients de sa réputation de guérisseur divin, que la légende vivante amplifiait d'autant plus peut-être que lui-même cherchait à la restreindre. Il ne niait point au surplus des guérisons opérées auxquelles il est facile de voir que tout le monde croyait ; il avait seulement à se défendre des attaques des docteurs coupables du péché « contre le Saint-Esprit ». Il nommait ainsi la malveillance impardonnable de ceux qui attribuaient à l'action d'un esprit méchant (Satan ou Beelzebub) les bonnes œuvres, imaginant ainsi le royaume du mal « divisé contre lui-même » (1). Les exorcismes étaient le sujet ordinaire de ces controverses, ce qui indique bien la nature réelle des affections auxquelles Jésus portait remède. Les discussions finissaient naturellement par la demande que les docteurs lui adressaient de signes célestes, dont on aurait regardé l'interprétation comme infaillible, et Jésus, on l'a vu, les refusait.

(1) Matt., x, 22-32; Marc, III, 22-30.

CHAPITRE II

Révélation messianique de Jésus.

Comment le pouvoir de susciter des signes célestes aurait-il pu appartenir au Messie souffrant? Cela est contradictoire. Si Jésus

y

eût prétendu, il aurait donc partagé la croyance et l'attente du public touchant le Messie glorieux, et la conscience qu'il avait de son infirmité de fils d'homme ne le lui permettait certainement pas. C'eût été de sa part une imposture de s'attribuer les dons d'un révélateur et d'un sauveur, au delà de l'action sur les âmes. Cette opposition entre l'idée que les Juifs se faisaient du Messie et celle à laquelle Jésus était lui-même parvenu constituait pour sa mission, tant qu'il vivait, une difficulté insurmontable. Nous nous expliquons ainsi la défense qu'il faisait à ses disciples de divulguer sa qualité de Messie. Il fallait bien la laisser paraitre; mais, en la préconisant, il se serait exposé, à raison des idées populaires, soit à se montrer misérablement inférieur aux attentes, et à courir ainsi le risque d'un échec ignominieux, toujours mortel, soit, au contraire, à se voir porté par un engouement populaire momentané à un triomphe qui, prenant inévitablement le caractère politique, l'aurait également conduit à la mort, comme Messie temporel en insurrection contre l'autorité de César. Il n'y avait que la mort de Jésus en tant que Messie exclusivement moral et victime d'un monde méchant, qui pût éclairer l'opinion sur son vrai caractère; et il n'y avait que sa résurrection qui pùt, dans les idées de ce temps, être le signe de sa filiation divine. C'est le sens de toute cette partie mystérieuse des quatre Évangiles où Jésus annonce qu'il faut qu'il meure et qu'il ressuscite. Le quatrième contient à ce sujet des discours d'un accent très particulier, mystique et touchant, qui ne laissent pas d'avoir le même sens que les déclarations formulées dans les synoptiques. Il prête à Jésus, dans la prédiction de sa mort, une expression étrange, qui lui

est propre et qui réunit à l'idée du supplice de la croix celle de l'exaltation et de la glorification: « Quand vous aurez élevé (xv e) le Fils de l'Homme, alors vous saurez qui je suis. » Et moi, si je suis élevé de terre (è úqu̸lã èx tãs yîs) je tirerai toutes choses à moi. Il signifiait par ces paroles de quelle mort il devait mourir. » Cet évangéliste met aussi dans la bouche de Jésus la prédiction de sa résurrection, quoique en termes affectés ou obscurs, quelquefois bizarres, et il lui fait mêler le sentiment et l'espérance de sa gloire future, auprès du Père, avec la prévision de son supplice (1). Il pèche, malgré de très réelles beautés, par un manque de naturel, qui tient à la combinaison qu'il a voulu faire du Jésus historique, en sa condition d'homme et de victime, et du Jésus idéal et triomphant qu'il se représentait au delà de la mort et au-dessus du monde, en son unité avec Dieu, et avec ses disciples qu'il appellerait à lui. C'est dans les synoptiques que nous devons chercher le réel Jésus, et l'idée qu'il se formait de lui-même, et la fin qu'il concevait pour l'humanité.

La distinction du miraculeux et du surnaturel est le fil qui doit nous guider dans l'intelligence de la persoune morale de Jésus, de même qu'elle nous a conduit en notre critique de l'idée commune de ce qui est hors de la nature, ou au-dessus de la nature. Nous croyons avoir rendu pour le moins très vraisemblable notre opinion que Jésus ne s'attribuait pas le pouvoir d'intervenir directement dans les lois physiques, mais seulement, on peut l'admettre, le don de guérir, par une action morale exercée au nom de Dieu, certaines maladies, et, très spécialement, de chasser les esprits mauvais, selon les idées reçues, que sans doute il partageait. Nous regardons, par conséquent, comme de pures créations de la légende, dont il n'est en rien responsable, les actes miraculeux, tels que de commmander à la tempête, de marcher sur les eaux, de ressusciter les morts et de remédier à des vices organiques irréparables, soit par la pure volonté, soit avec l'emploi de recettes d'imagination populaire comme en rapporte l'un des évangélistes. En admettant que Jésus n'a pas fait plus, pour encourager la vogue de ces miracles, que n'ont fait pour les leurs les saints de la Légende dorée, sur lesquels la naïve piété du peuple a mis tant de contes en circulation, nous évitons de porter contre lui, dans notre pensée, une accusation, que Mahomet lui

(1) Jean,1,18-22; xm, 31-33; XIV-XVII, passim,.

même n'a point méritée; car il est constant que le prophète de l'Islam ne prétendait pas faire de miracles.

Mais Jésus s'est regardé comme une personne surnaturelle. Il a pu croire à sa préexistence d'ordre divin, quoique n'en ayant pas conservé la mémoire; il a cru à sa résurrection future après son sacrifice, il a cru de soi-même ce que Paul a cru de lui; et tout ceci ne suppose point de miracles, mais seulement la croyance au surnaturel.

Jésus a-t-il donc cru, comme le porte la formule évangélique, qu'il ressusciterait le troisième jour? On a tort de prendre, comme on le fait sans y songer, à la lettre, cet emploi du nombre déterminé pour l'indéterminé. C'est une manière que rien ne justifie de fixer les idées sur l'image d'un cadavre qui revient à la vie par un miracle physique, tandis que rien ne prouve que celui qui a cru à son existence antérieure auprès de Dieu, au commencement des temps, ne s'est pas contenté de croire à son existence future, au jour du jugement, - qu'il regardait comme prochain, — s'en remettant pour les moyens à la toute-puissance du Dieu qui doit. bien aussi ressusciter au même moment tous les hommes dont les corps ruinés et décomposés ont disparu à jamais. Le corps qui naît, s'accroit, se forme et se déforme, traverse la maladie et la vieillesse et finit par la dispersion, est pour la plus simple inspection raisonnée, aussi bien que pour la physiologie savante, une évolution qui va de l'invisible à l'invisible. Le mystère de la résurrection ne s'épaissit pas seulement, il tourne inutilement à l'absurde quand on se préoccupe de la restauration de ce pauvre corps qui n'a jamais eu rien à lui. Il faut laisser à l'imagination sincère et naïve des disciples l'appui dont leur foi n'a pu se passer, et penser qu'un grand esprit a dû s'affranchir de ces grossières images de corps revivifiés, pour concevoir la formation à nouveau des mêmes personnes vivantes. L'Écriture était au fond favorable à ce dernier point de vue par sa tendance à représenter l'action créatrice de Dieu comme une suscitation immédiate des êtres. Les trois jours et les trois nuits semblent, il est vrai, provenir d'un dire réel conservé par la tradition, mais une telle façon de parler se comprend sans peine avec un sens analogue à celui que reçoit le même intervalle de temps dans le propos prêté à Jésus par les faux témoins devant Caïphe : « Je peux détruire le temple de Dieu et le bâtir en trois jours (1). »

(1) Ajoutons le passage, Luc, xin, 32, où se trouve la même expression pro

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