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claves. Nous envisageons l'idéal, et nous n'en cherchons pas même un autre ici que celui qu'Aristote a eu en vue, quand il a exprimé l'opinion que la pure vie intellective et contemplative était une fin plus élevée que la vie consacrée aux affaires publiques. Il est assez manifeste que, dans sa déclaration du droit du mérite et de la vertu (ía, άpetý), il suit à son insu la doctrine socratique et platonicienne de la vertu-science et confond la capacité avec la moralité. Peut-être aussi se guide-t-il sur l'utilité, sur la nécessité, souvent impérieuse dans les républiques grecques, de tout remettre aux mains de l'homme du moment. Somme toute, il se fait cette illusion, que son idée générale et philosophique de la vertu et de la vie vertueuse peut s'accorder avec les qualités et les actes que l'on réclame en fait de l'homme d'État. Il semble n'être pas frappé de ce que Platon voyait si bien, de l'impossibilité morale où est le philosophe de gouverner une cité telle que l'expérience les offre.

Cette illusion fait le pendant très exact de celle qui paraît avoir empêché Aristote de s'apercevoir de l'incompatibilité des conditions de la vie humaine et des milieux sociaux avec l'état ou acte de bonheur, comme il le définit en théorie en ne le séparant pas de la parfaite vertu, de la moralité parfaite, et toutefois en reconnaissant que l'appoint, pour ainsi parler, des biens extérieurs ou matériels lui est indispensable. Les illusions ne sont pas ordinairement transmisibles. Les disciples d'Aristote eurent à opter entre l'utopie du bonheur uni à la perfection morale, et l'idéal abaissé des satisfactions de toutes les sortes qui peuvent se joindre à l'exercice des vertus moyennes, en attachant un prix réel à toutes les jouissances modérées. Ce fut ce dernier parti qu'ils adoptèrent, plutôt que d'embrasser le système d'abstention et d'ataraxie de beaucoup d'autres philosophes, comme bouclier à opposer à des maux inévitables. Leur doctrine à cet égard ne les distingua donc pas beaucoup des épicuriens, de ceux de ces derniers au moins qui se formaient de la vie humaine une idée assez découragée. Le premier des successeurs d'Aristote, dans le Lycée, Théophraste, contredisait déjà formellement le maître, en répétant la sentence d'un poète : « C'est la fortune et non la sagesse qui gouverne la vie »; et ce philosophe, arrivé à un grand âge et à la plus haute renommée, engageait ses disciples à réfléchir « que la vie, dans la poursuite de la gloire, nous fait mépriser bien des plaisirs, et que

rien n'est plus vain que l'amour de la gloire: qu'il leur souhaitait bonne chance (λλ' eùtuxeïte), soit qu'ils renonçassent à l'étude (tòv λóyov), qui donne beaucoup de peine, ou qu'ils s'y appliquassent comme il faut, ce qui rapporte beaucoup de gloire; que si la nature nous eût accordé de plus longs jours, comme elle a fait aux cerfs et aux corneilles, assez inutilement, la vie humaine pourrait avancer dans la science, mais qu'il fallait mourir au moment où l'on commençait de savoir, où l'on commençait de vivre, et qu'enfin il y avait dans la vie plus de vide que de réalité (1).

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(1) Diogène Laërce, Vie de Théophraste; Cicéron, Tusculanes, III, 28. — J'ai formé un tout de ces deux passages qui se complètent à merveille.

CHAPITRE XV

La morale stoïcienne.

La doctrine de l'identité du bonheur et de la vertu, — ajoutons et de la science, ce qui nous fait remonter jusqu'à Platon et jusqu'à Socrate, cette doctrine dont Aristote s'était nécessairement éloigné en entrant dans la carrière de ses vastes travaux analytiques, ce fut le grand effort de Zénon de Cittium et de son école de la constituer pour être le définitif idéal de la sagesse hellénique. Nous pouvons pour en commencer l'histoire sommaire et l'examen en résumer sous les cinq articles suivants toute la partie morale, car on ne vit jamais rien de plus systématique.

1o Les passions, et, plus généralement les états de l'âme, procèdent tous des impressions reçues par les sens et peuvent être amenés dans le domaine de la science, qui est aussi celui de la vertu par le consentement qui leur est donné, selon le degré de force ou tension dont le sujet est capable (tóvcs), et duquel seul résultent l'attention, la perception formelle, la conception ou compréhension.

2o Il y a quatre passions capables de troubler l'âme : ce sont la tristesse, la crainte, le désir et le plaisir; elles impliquent des opinions irrationnelles, auxquelles s'opposent trois états rationnels propres à éloigner le trouble, et qui répondent aux affections de la circonspection, de la joie paisible et de la volonté. La volonté est un appétit rationnel, Boats, toujours opposé à áoos. Toutes les passions se ramènent à ces quatre principales.

3o La règle d'après laquelle on juge de ce qu'il convient d'être ou de faire, c'est-à-dire des devoirs (xaðýxovtá), est d'agir conformément à la nature (zaτà qúov): soit à l'ordre universel, soit aux jugements et penchants naturels de l'âme, qui est une partie de cet ordre et doit s'harmoniser avec lui. Selon que la règle est observée ou violée, il y a marche droite et succès moral dans la vie (κατόρθωμα) ou manquement et péché (ἁμάρτημα).

4o Le plaisir n'est pas en lui-même une fin pour l'âme, quoiqu'il puisse motiver accessoirement des préférences. C'est un état passif. La vertu, qui est essentiellement active, est un gouvernement rationnel de la nature humaine (yeμovizóv). Elle consiste en une disposition (Stálect, σúvt) ou harmonie constante de l'àme, caractérisée par ces quatre propriétés : la connaissance du bon, du mauvais et de l'indifférent; la tempérance, qui est un règlement des sensations et des appétitions; la force pour vouloir ce que la nature et la raison réclament, et la justice, ou volonté de donner à chacun ce qui lui appartient. Mais c'est la force qui fait essentiellement l'unité de la vertu.

5o La vertu étant une et fixe, identique à la raison, au beau et au bien dans l'âme humaine, elle n'admet ni degrés ni mélange. Toute mauvaise action est donc simplement mauvaise, comme toute action bonne ne peut être qu'entièrement bonne. Un acte est conforme à la nature et à la raison, ou bien il ne l'est pas, et l'agent sait ce qui est raisonnable, ou l'ignore; il n'y a pas de milieu.

De ces thèses liées en un seul faisceau, les stoïciens composaient leur idéal du sage, que la raison et la volonté identifiées rendent impeccable, égal à Dieu, qui n'use de sa liberté que pour se conformer à l'ordre immuable de la nature, et trouve ainsi dans la souveraine activité l'apathie divine,

Jamais doctrine ne respira l'esprit de liberté à un si haut degré que celle qui appelait ainsi l'homme de toutes conditions à monter son âme au ton de la plus haute énergie, à dominer en vue d'un bien supérieur les attraits vulgaires, et même ce qu'on croit être des sentiments incoercibles et des besoins; el cependant jamais le libre arbitre ne fut plus complètement sacrifié en théorie que par la confusion stoïcienne de la vertu avec la science, de la volonté avec la raison, et de la liberté avec la nécessité dans un monde où il n'arrive rien qui ne soit nécessaire. Mais retournons plutôt les termes de cette opposition, et disons: Les stoïciens composèrent les premiers un système naturaliste de nécessité universelle, en combinant le déterminisme socratique et platonicien avec la doctrine héraclitéenne du devenir cosmique, et ils adorèrent une Providence divine, immanente à l'évolution dont la fin, exclusivement relative au tout, s'opère sans égard aux individus; en sorte que cette fin, qui est le bien, implique des maux apparents, qui en sont les inévitables conditions. Pénétrés de

cette doctrine, ils firent le grand effort, renouvelé par Spinoza chez les modernes, d'identifier, par l'acceptation de la loi du monde, la volonté de l'individu avec la nécessité du tout, et de retrouver par là ce qu'ils croyaient pouvoir appeler la liberté, et même la liberté par excellence. Ce qu'ils trouvèrent en effet, ce qu'il faut leur reconnaître, malgré le matérialisme de leur conception de l'âme, c'est un sentiment puissant de la moralité, lié à la contemplation de l'univers sous l'aspect de l'invariable loi divine embrassant tous les phénomènes. Ils le portèrent jusqu'à la piété, grâce à la personnification de la Raison du Tout (xotvòv λóyov) en Zeus roi et père, par où le polythéisme hellénique formait une double alliance mal définie avec le monothéisme et avec le panthéisme (1).

Il est juste d'observer que jamais les croyances prédéterministes ne furent un obstacle à la piété et à la moralité; tout au contraire. Les partisans du libre arbitre se sont quelquefois demandé, à leur étonnement, comment il se pouvait faire que la morale sévère et les bonnes mœurs, dans l'histoire du christianisme, se fussent très décidément mieux montrées du côté des prédestinatiens résolus (calvinistes et jansénistes, notamment) que du côté de leurs adversaires, si ardents à concilier, contre toute logique, la liberté de l'homme avec la prescience universelle et absolue de Dieu. Nous ne saurions voir là une anomalie; c'est l'effet très simple de la contemplation habituelle où des hommes de forte croyance vivaient de l'inéluctable volonté et des saints commandements du dieu qui, à l'heure présente, confondue chez lui avec l'éternité, décrétait leur salut ou leur condamnation, sans qu'ils pussent en rien compter sur la contingence de leurs propres actions futures, déjà certaines et escomptées. Ceux qui regardaient l'avenir et l'issue des épreuves de la vie, en ce qui les concernait, comme plus réellement incertains, ceux-là ne pouvaient ressentir au même degré les effets de la terreur ou de l'espérance, surtout quand ils se croyaient la ressource de l'absolution sacerdotale et de l'opus operatum du sacrement de la Pénitence. Cette explication est d'autant plus satisfaisante qu'elle est la seule à rendre raison, par analogie, du sentiment moral que les stoïciens tiraient de la contemplation d'un ordre providentiel, eux qui pourtant n'adoraient pas dans l'Ame du monde un Créateur.

(1) Cléanthe, Hymne à Zeus, dans Stobée, Eclogæ, 1, 12.

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