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tenaient à leur nation par les liens principaux de la foi et de la coutume, la révélation mosaïque, la Loi, la circoncision, le sabbat, les règlements touchant la pureté, étaient imbus de doctrines helléniques en d'autres matières importantes, et ne devaient point partager en tout la répulsion de leurs compatriotes pour le peuple porteur de la philosophie pythagoricienne. La fondation d'une communauté séparée pouvait seule résoudre les difficultés d'une telle situation, et permettre en même temps l'adoption d'une règle de vie et de certains cultes particuliers incompatibles avec les communes fréquentations du peuple. Les croyances esséniennes propres durent se former pendant le Ie siècle, à l'époque où la Palestine fut suspendue en son existence politique, entre la domination des Lagides et celle des Séleucides, grecques toutes deux, comme autrefois entre les pharaons et les rois chaldéens. La communauté essénienne put se constituer au siècle suivant, au moment des grands troubles causés par la tentative d'assimilation de la Judée au paganisme.

Le pythagorisme de cette secte est indubitable, et le fait que des néopythagoriciens existaient parmi tant d'autres philosophes en Égypte et en Syrie au me siècle ne l'est pas moins. Depuis les disciples immédiats de Platon, qui pythagorisèrent, ainsi d'ailleurs qu'il leur en avait donné l'exemple, jusqu'aux derniers des néoplatoniciens d'Alexandrie, il n'y a certainement pas eu un moment où quelque philosophe du monde grec ne se soit rattaché à des doctrines portant l'étiquette de Pythagore, avec celle du pseudo-Orphée, bien souvent. C'était l'une des branches du syncrétisme philosophique commençant. Aristobule, précurseur de Philon, lui était antérieur de beaucoup et vivait à Alexandrie au I siècle. Les esséniens sont, en bien des points, philoniens avant Philon, et doivent avoir puisé aux mêmes sources que lui. Ils croyaient aux âmes séparées et à l'immortalité de l'âme (selon le mode grec, au lieu de la résurrection que les pharisiens admettaient), et à la chute des âmes dans la matière, siège du mal. Ils admettaient l'existence des êtres intermédiaires, et probablement leur participation à l'œuvre de la création et à la conduite des choses terrestres. Ils rendaient au soleil une sorte de culte de doulie, sans doute à cause du génie recteur préposé par Dieu à l'astre du jour. Ils regardaient l'éther comme le séjour naturel des âmes, auquel elles doivent, quand elles sont pures, remonter en quittant leur prison corporelle, tandis que celles des méchants

descendront dans des lieux sombres, où des tourments les attendent. La pureté de l'âme s'obtenait, suivant eux, non seulement par les observances du genre judaïque, touchant le corps et les aliments, et par d'autres pratiques ascétiques, qu'ils poussaient jusqu'à l'extrême minutie, mais encore par l'interdiction du mariage et le complet éloignement des femmes : « Singulier peuple, écrit Pline l'Ancien (1), qui parle de leur communauté comme encore existante à l'occident de la mer Morte: nation solitaire, sans femmes, sans amour, sans argent, compagne des palmiers. Elle se reforme de jour en jour, grâce à la continuelle arrivée d'une foule de gens qui, fatigués de la vie, sont amenés par le flot de la fortune à adopter ses mœurs. Ainsi pendant des milliers de siècles, chose incroyable, dure une nation chez laquelle il ne naît personne (gens æterna est in qua nemo nascitur); tant est fécond pour ceux-là le dégoût qui vient aux autres de la vie ! » Pline ne devine rien du caractère religieux d'un couvent, mais il se rend bien compte de la grande cause qui permet à un couvent de se recruter dans le monde; et certainement il avait fallu les calamités nationales et une communication accidentelle de l'esprit pythagorique pour susciter au sein de la nation juive une secte ennemie du mariage et de la propriété.

L'esprit pythagorique ne se montrait pas seulement dans les doctrines des esséniens. On peut le reconnaitre dans une partie au moins de l'organisation de leur communauté renoncement à toute propriété individuelle, interdiction des ventes et achats, repas communs, noviciat long et sévère, secret inviolablement observé sur la doctrine, hiérarchie rigoureuse, soumission sans réserve des inférieurs à l'autorité des supérieurs. Comment de tels principes de société seraient-ils nés sur un terrain mosaïque? C'est l'antique idéal social dont la mémoire s'était conservée chez les néopythagoriciens, qu'on y retrouve. Il n'y a qu'un sujet sur lequel des Juifs ne purent que différer beaucoup, et à leur honneur, de la coutume et des sentiments des vieux sages aristocrates de la Grande Grèce. Les esséniens condamnaient l'esclavage et vivaient de leur travail, comme agriculteurs. Pouvaient-ils s'entretenir de leurs seuls produits, sans commerce extérieur? c'est ce qu'on ne nous dit pas (2). Il faut, en tout cas, éviter de les con

(1) Histoire naturelle, V, 15 (trad. de Littré).

(2) Il y avait aussi, au rapport de Philon, dans la Judée, certains essénien

fondre avec les thérapeutes, ascètes d'une époque plus tardive, d'une autre contrée, et d'un esprit différent, qui furent les premiers moines d'Égypte, quoique de vrais juifs encore. Philon, qui donne sur les uns et sur les autres les principaux renseignements qui nous soient parvenus, les oppose entre eux, précisément en ce que les premiers sont « presque toujours occupés à des exercices corporels », tandis que les seconds sont « une sorte de gens qui consacrent toute leur vie à la contemplation »; et il dépeint en effet les thérapeutes comme vivant inactifs, en cellules, dans leurs semnées ou monastères, et se réunissant les jours de sabbat pour écouter des discours, en des assemblées où les femmes de la secte, les vierges thérapeutides, sont admises(1).

On ne sait ce que devinrent les esséniens dans les premiers temps de l'apostolat chrétien, ou après la guerre de Judée, sous Vespasien, mais tout indique qu'ils durent rester étrangers à un mouvement religieux dont l'esprit et les espérances messianiques étaient la base. Leur institut avait été, dans son origine, une séparation d'avec ce qu'on peut appeler la passion maîtresse de leur race depuis la légende des promesses de Jéhovah à Abraham jusqu'à la dernière révolte d'un Messie temporel contre les Romains convertir la terre au vrai Dieu et la gouverner. Leurs doctrines helléniques sur la destinée individuelle de l'âme et leur particularisme social durent les rendre insensibles aux idées dirigeantes de la dernière phase de l'existence nationale d'Israël : l'avenir eschatologique du peuple fidèle, le retour des morts, le dernier jugement, le règne de Jéhovah par le ministère de son Messie et des douze tribus sur toutes les nations. Ce que les idées et le genre de vie avaient d'analogue à l'Évangile, tant chez les esséniens que chez les thérapeutes, se rapporte à un christianisme ascétique qui n'est point celui du premier siècle, non pas même du second, et la pensée dominante de la prédication des apôtres n'a rien à faire avec les cénobites et les moines.

affiliés, vivant hors de la communauté, et dont le mariage était autorisé par la secte sous certaines conditions.

(1) Philon, dans les deux livres qui se font suite: Que tout homme de bien est libre, et De la vie contemplative.

CHAPITRE IV

Origines du messianisme.

Jésus n'a pas invité les hommes à fonder des monastères, encore moins à fuir dans les solitudes pour y chercher la vie parfaite, mais à faire pénitence de leurs péchés et à vivre dans la justice et la charité, en attendant la venue prochaine du Fils de l'Homme, du Christ << sur les nuées du ciel ». Essayons de nous rendre compte des progrès de l'idée messianique depuis Joël, le plus ancien probablement des prophètes dont un écrit nous soit parvenu (Ix° siècle) jusqu'aux contemporains de Jésus. Mais ne perdons pas pour cela de vue le point initial de cette, idée, son centre au moins, en tout temps, par lequel l'histoire et la littérature historique d'Israël se rattachent à sa légende et à sa littérature légendaire. Nous voulons parler de l'avenir béni que Jéhovah promet aux enfants d'Abraham et à toute l'humanité par eux : « Je te bénirai et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer; et ta postérité possédera la porte de ses ennemis. Toutes les nations de la terre souhaiteront d'être bénies comme ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix (1). » Cet âge d'or de religion et de bonheur, dont la pensée et l'espérance séparent profondément le monde israélite du monde grec, qui ne plaçait point son idéal dans les races futures, fut la vision constante du peuple voué matériellement à l'existence la plus précaire durant le cours entier de ses traditions légendaires et de ses annales. L'unité morale de ces deux phases, si l'on peut donner ce nom à l'une comme à l'autre, est parfaite, la première allant se perdre dans l'obscurité des premières origines, bien plus haut que Moïse. On peut dire, sans rien forcer, en prenant simplement l'idée messianique dans sa plus grande généralité, avant sa spécification ou politique, ou eschatologique, qu'elle consiste

(1) Genèse, xxII, 17. Conf. ibid., xu, 3.

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dans l'attente religieuse où vit le peuple du salut promis par Jéhovah, de la sécurité de ses possessions, et d'un long avenir de paix triomphante après l'abaissement des races guerrières de la terre. Nous disons attente religieuse, et il faut ajouter moyens miraculeux, intervention directe ou indirecte de Jéhovah, parce que ce petit peuple est son œuvre et sa propriété, et que les nations sont grandes et puissantes.

C'est ainsi que se présente le messianisme, avant l'idée distincte d'un Messie, chez le prophète Joël, à une époque où le peuple, après l'ère glorieuse de David et de Salomon, après le schisme des dix tribus, était retombé dans son ancien état de guerres misérables et de razzias réciproques avec ses voisins, Ammonites, Madianites, Philistins, etc. Le culte de Jéhovah est prospère, les invectives du prophète ne sont dirigées que contre l'étranger. Il écrit sous l'impression de deux calamités de genres très divers. L'une est la sécheresse, avec le fléau des sauterelles dont il donne une description restée célèbre; l'autre est l'invasion récente et l'occupation d'une partie du territoire par l'ennemi qui a emmené en captivité, et vendu comme esclaves, des Juifs maintenant dispersés parmi les nations. Joël prêche la pénitence des péchés et promet un secours divin qui changera miraculeusement la face des choses. La révolution sera matérielle et spirituelle: matérielle, c'est la fin des fléaux naturels, l'abondance des récoltes à tout jamais; spirituelle, elle jette pour nous un jour très intéressant sur l'idéal religieux des Juifs pendant bien des siècles et à tant de reprises: « Je répandrai mon esprit sur toute chair; vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards auront des songes et vos jeunes gens des visions. Même sur les serviteurs et les servantes, dans ces jours-là je répandrai mon esprit. Je ferai paraitre des prodiges dans le ciel et sur la terre, du sang, du feu, des tourbillons de fumée. Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang, avant l'arrivée du jour grand et terrible. Alors quiconque invoquera le nom de Jéhovah sera sauvé, car le salut sera sur la montagne de Sion et à Jérusalem, comme Jéhovah a dit (1)... » C'est aussitôt après avoir parlé de l'abondance promise des fruits de la terre et puis de la diffusion de la vertu prophétique dans

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(1) Joël, 1, 28. Les citations des prophètes sont prises le plus ordinairement de la Bible de Reuss, non sans quelques variantes empruntées à d'autres traductions. Le nom de Jéhovah est rétabli à la place de celui de l'Éternel aux endroits où les traducteurs ont coutume de substituer ce dernier.

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