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en Dieu par l'entremise du Logos. Philon précède le néoplatonisme dans ce point de vue.

Il le précède également dans la démonologie. La différence en consiste qu'en ce que les démons de Philon comprennent dans leurs troupes innombrables les anges, messagers de Jéhovah, à l'aide desquels il explique, sans anthropomorphismes, les théophanies de l'Ancien Testament. Les anges, les démons et les âmes forment à ses yeux une classe unique de vivants informés par les Idées, depuis l'état le plus pur et le plus parfait jusqu'au plus enfoncé dans la matière. Il en existe d'innombrables qui sont habitants de l'air, et descendent pour s'unir à des corps mortels; d'autres vivent dans la région éthérée; et il y en a qui sont d'une nature assez parfaite pour être appelés des paroles de Dieu. Philon admet dans les rangs supérieurs les âmes des astres, ces dieux subordonnés de Platon et d'Aristote. Le mal étant la nature senible, les mauvais démons sont ce ux qui y plongent le plus profondément. Les âmes humaines sont d'origine éthérée, comme celles qui animent les corps célestes; elles revêtent différents corps dans le séjour terrestre, et celles qui sont vertueuses remontent dans l'éther d'où elles sont descendues.

La morale de Philon, d'après sa doctrine sur la matière et le mal, ne peut être qu'ascétique. Elle est très défiante des forces de l'homme pour atteindre de lui-même à la vertu. Le secours divin est indispensable à l'âme pour résister à la séduction des sens, et d'ailleurs nous ne pouvons rien de bon sans Dieu, nous ne pouvons même rien, absolument parlant, Dieu seul étant un agent réel et le seul libre. Dans cette dernière thèse, Philon se montre assez logique pour ne pas craindre de dire quelque part que les méchants sont un produit de la colère de Dieu, il n'y a que la colère qui s'accorde mal avec la nature d'un être sans qualité, sans rapports et sans nom; mais logique, il ne l'est pas assez pour nier la liberté de l'agent temporel suspendu entre la grâce divine et les suggestions mauvaises. Au point de vue du précepte et du jugement moral, il ne manque pas de s'exprimer à l'occasion comme font les prédicateurs d'une religion quelconque. Cette fois, la contradiction s'impose pour la pratique.

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La doctrine de l'extase est un dernier point sur lequel Philon a précédé le néoplatonisme : la doctrine, ou du moins l'idée principale, avec toute sa force, et avec l'expérience prétendue de l'état

extatique. Dans cet état, l'homme s'élève, suivant lui, non seulement au-dessus de toutes les choses terrestres, pour atteindre la sphère suprasensible du Logos, mais au-dessus du Logos luimême et jusqu'à l'essence éternelle de ce dieu de qui le Logos émane il est alors fils de Dieu et non plus seulement fils du Logos, il est presque l'égal du Logos. L'extase néoplatonicienne ambitionna aussi, nous le savons, de dépasser en sa portée toutes les hypostases et de s'unir au dieu premier.

L'inspiration platonicienne qui suggère à Philon ses étranges interprétations de la pensée de Moïse et des récits du Pentateuque lui fournit en réalité tout le fond de sa philosophie. Le mosaïsme semblerait n'être qu'une étiquette, si l'Ancien Testament n'intervenait pas à tout moment pour apporter des textes, et communiquer aux théories un caractère de religion. On ne verrait pas sans cela ce qui reste du Juif chez Philon. Cependant il se montre encore de sa nation sur un sujet essentiel où l'influence de ses coreligionnaires palestiniens et de leurs écrits depuis cent ou cent cinquante ans se fait probablement sentir. Il est comme eux dans l'attente d'un Messie, passion nationale qui, après s'être affaiblie à l'époque de la Restauration et dans un temps où l'oppression de l'étranger était moins pesante, avait repris beaucoup de force pendant la guerre des Macchabées. Mais la connaissance du monde, chez un homme d'Alexandrie, sous l'empire des Césars romains, n'aurait pas été compatible avec la vieille illusion des prophètes: Jérusalem reine des nations (1). Le messianisme et le millénarisme de Philon prirent une physionomie particulière. Les Juifs devaient, si son espérance se réalisait, devenir tellement vertueux que les païens rougiraient de commander à des hommes supérieurs, céderaient à leur ascendant moral, et rendraient la liberté à tous les exilés de la Judée. Les Juifs, guidés et reconduits par une vi sion divine dans leur patrie, y vivraient dans la sainteté, presque immortels, dans l'abondance des biens que Dieu, enfin apaisé, ferait naître spontanément de la terre. Ce système laisse la puissance matérielle aux païens et institue par miracle, à Jérusalem, une sorte d'Église de saints qui nous présente la double analogie

(1) Toutefois Philon déclare quelque part que le peuple de Dieu serait invincible, si les nations entreprenaient de le réduire en l'attaquant dans sa forteresse, à Jérusalem.

PHILON NÉOPLATONICIEN JUIF

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de la vision des anciens prophètes et de la Jérusalem nouvelle des premiers chrétiens.

En résumé, nous considérons la philosophie de Philon, malgré les attaches qu'elle se donne avec les Écritures, avec la révélation mosaïque, avec les espérances en Israël, peuple divinement privilégié, comme un néoplatonisme anticipé. Les différences n'ont pour nous aucune importance philosophique: elles s'effacent devant l'identité profonde qui résulte des thèses de l'émanation, du dieu premier inconnaissable, du dieu second, Père des Idées, de la création démiurgique, de l'existence des intelligences comme parcelles de l'intelligence divine, ou, si l'on veut, de l'Ame du monde, car cela revient tout à fait au même, de la démonologie, de la descente des âmes dans la matière, de leur réascension dans l'éther et de la fusion des plus vertueuses en Dieu par l'extase. Tout cela est étranger aux traditions mosaïques et prophétiques, étranger au développement propre de l'esprit juif, et étranger au christianisme sorti de cet esprit, jusqu'au moment où le christianisme vint au contact de la théologie philosophique. Rentrons maintenant dans la Judée et rendons-nous compte du mouvement moral suscité dans la nation juive par la persécution d'Antiochus et la guerre des Macchabées.

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CHAPITRE III

Les sectes juives après la guerre des Macchabées.

L'histoire morale des Juifs, dans l'antiquité, est celle d'une lutte incessante pour garder Israël séparé des idées et des mœurs des nations polythéistes dont la pression matérielle et les influences s'exercent en tout temps sur lui. Telle qu'était à cet égard une situation si bien représentée par les écrits des prophètes, telle elle se retrouve après la Restauration, après la domination bienveillante de l'Empire persan, sous la suprématie des Grecs, au temps des monarchies fondées par les successeurs d'Alexandre. Il y a cette différence que la séduction, au lieu de se produire au contact des superstitions idolâtriques et des cultes bas et cruels du sémitisme polythéiste, s'exerçait au profit de la culture grecque et du rationalisme. Mais ce serait ici plus qu'un oubli, une erreur profonde, de ne pas songer que la civilisation hellénique s'offrait aux Juifs sous la forme répugnante de l'admission des idoles dans le Saint des saints, et avec l'obligation de l'encens offert à des divinités, parmi lesquelles la bassesse populaire avait dès lors coutume de compter les grands de ce monde. Au temps des prophètes, la contagion polythéiste atteignait de préférence les couches inférieures de la population, toujours plus accessibles aux pratiques superstitieuses, et les rois d'Israël et de Juda secondaient ou combattaient, suivant les circonstances, l'imitation des cultes voisins. En somme, si les prédications des prophètes constatent l'« endurcissement » et les continuelles infidélités du peuple << au col roide », elles prouvent aussi et l'histoire confirme la fidélité, en résultante, de l'esprit de ce peuple du sein duquel sortaient les prophètes.

Sous la domination des Grecs, ce furent plutôt les gens de qualité et les riches qui se trouvèrent accessibles aux coutumes des Grecs, et, naturellement, ce n'est point par les côtés élevés qu'ils

comprirent la civilisation. Il vint un moment où la physionomie de Jérusalem fut celle d'une ville grecque les spectacles, les bains, les banquets, les gymnases, etc. Mais le fond de la nation n'était pas entamé; on le vit bien quand le roi de Syrie, voulant achever l'assimilation de surface, recourut aux mesures violentes pour supprimer la circoncision, le sabbat, le livre de la Loi, les holocaustes, et instituer des sacrifices à Jupiter Olympien. Après le triomphe de l'insurrection et l'établissement du pontificat suprême uni au pouvoir temporel héréditaire, dans la famille des Asmonéens, l'ère d'indépendance, d'une durée d'un siècle, ou environ, fut celle du développement des sectes politiques et religieuses des Juifs, et de la fermentation de l'esprit messianique. Cet esprit devait se prolonger bien au delà de ce temps et jusqu'à la dispersion définitive de la nation. On peut en faire dater le commencement, ou plutôt la recrudescence, puisque les anciens prophètes en sont les vrais instituteurs, du moment où fut composé le Livre de Daniel. Ce moment qui est établi avec assez de probabilité est précisément celui de l'insurrection des Macchabées. Avant d'aborder le sujet du messianisme, exposons sommairement la division des sectes.

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Les saducéens, dont l'origine première, sous ce nom de secte, est incertaine, sont en réalité, après la guerre des Macchabées, les héritiers des hellénisants antérieurs à cette époque; mais la révolution qui proscrivit l'hellénisme fit d'eux des partisans de la tradition mosaïque pure, adversaires seulement et de l'esprit d'observance minutieuse et rigoriste des chasidim ou fidèles des temps où régnait l'infidélité, et des doctrines étrangères à la Loi: messianisme, résurrection des morts; angélologie. Rejetant ces nouveautés, ils bornaient leur respect au Pentateuque littéral, sans interprétation recherchée, et prenaient exactement part au culte public. Ils opposaient le libre arbitre entier et efficace à l'opinion des pharisiens, qui le conciliaient avec l'action directe de la Providence dans les événements. C'étaient d'ailleurs des amis de l'autorité politique, des riches, des conservateurs réputés pour leur dignité personnelle, plus que pour leur attachement aux intérêts populaires. On les a souvent présentés, sur la foi de l'historien Joseph, comme des sortes d'épicuriens juifs, mais très arbitrairement, car ils ne tenaient pas plus d'Épicure, autant qu'on puisse le savoir, que les pharisiens, de Zénon. Si les épicuriens de la Grèce

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