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Dans la première partie, que nous appellerons de morale analytique, on ne saurait trop remarquer des idées sur la justice qui non seulement s'opposent profondément à celles de Platon, mais qui tranchent par leur correction sur celles qui eurent cours dans toutes les écoles issues de l'enseignement socratique. La distinction du juste naturel et du juste légal, cela va de soi, se présente tout d'abord. La justice naturelle, considérée dans l'âme, ou comme vertu, indépendamment de ce que peuvent permettre, interdire ou prescrire les lois, est la disposition à observer l'égalité dans nos rapports avec autrui, quand il y a des biens ou des avantages à répartir. Le díxxos est une espèce de l'os. Aristote reconnaît, il est vrai, une autre règle à observer dans l'État que celle de l'égalité, pour distribuer les rangs selon les mérites et selon les différents systèmes politiques d'après lesquels on juge du mérite (ía): c'est sa justice distributive: il n'a point à cet égard de système absolu. Mais, en ce qui touche les relations des personnes, d'une manière générale, une seule et même idée de justice préside aux contrats, aux échanges, aux redressements des torts, aux compensations qu'ils exigent et aux peines mêmes que méritent les délinquants, et c'est toujours l'égalité, le partage arithmétiquement égal, qui en fournit la règle. Aristote exprime cette loi à l'aide d'une étymologie dans laquelle nous devons considérer seulement l'intention qui la suggere : δίκαιος et δικαστής, juste et juge, auraient, suivant lui, pour radical èzz, le signe du partage. Il est manifeste que le principe de la corrélation des notions de droit et de devoir est impliqué dans cette définition de la justice. L'idée de milieu, associée à celle du partage égal, a pu conduire Aristote à sa théorie des vertus considérées comme des sortes de stations moyennes de l'âme entre des excès, contraires entre eux, qui sont des vices, des états injustes. Mais ce rapprochement ingénieux ne mène à rien de bien important dans la morale.

Passons à la partie transcendante de l'éthique. La nature en produisant les différents ordres des êtres a pour fin l'homme (ἀναγκαιον τῶν ἀνθρώπων ἔνεκεν αὐτα παντα πεποιηκέναι τὴν φύσιν) (1), et l'homme lui-même a pour fin son acte; car le bien dans la nature est toujours acte, et non chose, et l'acte est la fin de l'âme

1. Aristote, Politique, I, 1 et 3.

comme l'âme est la fin du corps. L'acte, d'ailleurs est toujours précédé d'un désir, et accompagné d'un plaisir : non du plaisir des sens, né du besoin, instable, troublé par la passion, et que l'âme ne peut poursuivre qu'en renonçant à développer sa puissance supérieure, mais d'un plaisir pur et invariable qui est le bien suprême, le bonheur. Le bonheur est l'acte de l'ame bonne (éσtiveboxovíx Juzãs άya075 évépyɛız), l'acte d'une vie parfaite en une parfaite vertu (ζωῆς τελείας ἐνέργεια κατὰ ἀρετὴν τελεία»). La vertu en son acception générale est, suivant Aristote, la meilleure disposition, habitude ou puissance (διάθεσις, ἤ ἕξις, ή δύναμις) de tout ce dont il y a à attendre un emploi ou une œuvre (1).

On se demande de quels objets est occupée cette vie parfaite, où et comment une vie parfaite se compose avec les besoins, les obligations, les assujettissements et les accidents d'une vie ordinaire? Il y a une curieuse analogie entre l'un des points de vue de la morale de Kant, qui en embrasse deux fort différents, — et cet idéal de l'activité de l'âme d'Aristote. L'intellectualisme kantien du devoir pour le devoir, cette forme sans matière de la moralité, ressemble, par le manque d'objet déterminé, à l'acte suprême de l'âme, dont Aristote ne définit que, par cet acte lui-même, le bien et le plaisir qu'il dit y être attachés. La symétrie est d'ailleurs exacte, si ce n'est pas plutôt une identité, entre l'idéal de l'âme humaine et celui de la vie divine. Celle-ci est la pensée de la pensée; l'autre est l'acte de l'acte, et ce ne peut être encore que la pensée qui en est la matière, puisqu'il faut en exclure les sensations et les passions. Peut être peut-on ajouter à cet idéal de la vie une passion unique, l'amitié, dont Aristote a parlé en termes admirables, avec le sentiment le plus élevé ; mais comment donner à l'amitié un objet sans qu'il apporte avec lui les éléments de trouble qui en sont pratiquement inséparables?

On ne laisse pas de se rendre assez bien compte de l'idéal de vie contemplative et de plaisir intellectuel pur qui fut l'inspirateur de cette théorie d'Aristote, et par lequel il se rapprochait d'une manière imprévue de la «< contemplation des Idées » de Platon, lui qui n'admettait pas ces objets transcendants. La meilleure manière de le comprendre, sous un aspect pratique, est peut-être de se rappeler la légende de la boule d'airain que le philosophe

1. Aristote, Morale à Eudème, II, 1; A Nicomaque, I, 4; VII, 11-13; X, Grande Morale, I, 4.

6-8;

tenait d'une main, suspendue sur un bassin, afin que sa chute le réveillât, s'il venait à être vaincu par le sommeil, au cours d'un travail de la pensée. Cette fable caractéristique nous fournit l'image d'un genre de méditation qui est le contraire de celui du bouddhiste cherchant le nirvana. Aristote est un héros de cette pensée active, c'est en elle essentiellement qu'il trouve le plaisir; le bonheur parfait, selon lui, serait d'y unir au sentiment de la poursuite celui de la fin atteinte. Il aime la vie pour la pensée, le sommeil est son ennemi capital, il se représente l'évolution et la fin de la nature, celles de l'âme, comme les siennes propres, comme une sortie du sommeil, une victoire incessamment remportée sur le sommeil.

Les conditions que la nature fait à l'homme ne permettant pas à l'âme humaine d'atteindre cette « fin de la nature »>, il semble que la haute spéculation éthique d'Aristote devait le conduire, dans l'application, au résultat commun de la recherche de l'eudémonie par les écoles, d'ailleurs diverses, qui recommandaient au sage d'éloigner de sa vie les causes de trouble, autant que possible, et de ne rechercher que celles des jouissances qui sont certaines de demeurer toujours des jouissances, intellectuelles, par conséquent. Mais les vues du philosophe sur l'activité de l'âme, dans les conditions réelles de l'existence, sont infiniment plus larges que ces préceptes d'euthumie personnelle, d'apathie, et d'ataraxie; plus condescendantes aussi vis-à-vis des nécessités de la vie commune et sociale. Reconnaissant, en logique, la grande part que réclame la sensibilité dans l'application des facultés rationnelles, il ne refusait pas non plus aux sens leurs autres exigences; il admettait la nécessité el la recherche des « biens externes » pour le bonheur, et ne proscrivait pas absolument les passions. Ses disciples se distinguèrent même, dans l'antiquité, de ceux des autres sectes par plus d'ouverture d'esprit, une curiosité plus générale et quelque chose de ce qu'on appellerait aujourd'hui des qualités d'homme du monde. Ils ne purent, il est vrai, soutenir la science de la politique au point où le maître l'avait portée, et on ne voit pas qu'ils s'en soient beaucoup préoccupés. Dans son ouvrage vraiment scientifique, resté si longtemps seul de cette espèce, Aristote se montre à la fois imbu d'une théorie dont il pourrait aisément tirer, comme Platon, son système et son utopie, et peu disposé à l'appliquer. Il est intellectualiste, aristocrate, au

sens antique du mot, très convaincu de l'utilité sociale de donner autant que possible le gouvernement aux meilleurs, c'est-à-dire aux plus capables et aux plus hommes de bien; mais voyant à merveille qu'un tel gouvernement ne peut fournir aucune garantie du mérite moral réel et de la conduite à venir de ceux qu'on investit de l'autorité à ce titre, il n'est pas davantage tenté de croire qu'il soit possible de soumettre les hommes au modelage d'une éducation imaginée pour les adapter à un régime a priori. Il se prononce contre l'aristocratie pure, contre la monarchie, à plus forte raison, comme confinant par le fait à la tyrannie, et enfin contre l'oligarchie, qui n'est qu'une corruption de l'aristocratie. Les vices de la démocratie, c'est-à-dire du gouvernement de la majorité, ou des plus pauvres (ainsi qu'il entend ce mot), ne peuvent lui échapper; mais il en voit aussi les raisons et les avantages, et ses conclusions, autant qu'il en a, sont favorables aux régimes mixtes sous la souveraineté des lois. Il invoque souvent la justice et l'égalité à l'appui de ses jugements, et accorde très décidément l'avantage à la loi impassible, à son interprétation par une majorité de juges, sur la décision d'un individu seul quel que puisse être son mérite (1).

L'esprit général de ce livre est de nature à donner du génie analytique d'Aristote une idée d'autant plus haute que les conséquences nées des réflexions de l'auteur sont plus éloignées du premier principe d'où il semblait, au début de son ouvrage, qu'il dût les faire découler. En effet, la théorie fameuse de l'esclavage, par laquelle il entre en matière, a bien plus de généralité qu'on n'a coutume d'y faire attention. Cette théorie ne va pas à moins qu'au partage de l'humanité, suivant l'opinion d'Aristote, entre ceux que la nature a faits pour commander, qui ont pour cela le mérite et l'aptitude voulus, et ceux qu'elle a destinés à obéir, parce qu'ils n'ont que tout juste l'intelligence qu'il faut pour comprendre les raisons de faire les choses, quand on les leur montre, et non pour les trouver d'eux-mêmes. Il range sans façon parmi ces derniers «<les Barbares », c'est-à-dire tout ce qui n'est pas grec, et ce lui est un motif pour justifier les guerres de conquête dirigées contre les peuples qui refusent de se soumettre à ceux qui valent mieux qu'eux, qui ont sur eux le droit naturel de comman

(1) Aristote, Politique, livre III, passim.

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dement. Il va, dans ces cas-là, jusqu'à regarder les expéditions pour le pillage comme un exercice légitime de l'activité. Mais, au demeurant, il n'admet point du tout que le moins digne puisse jamais justement réduire en esclavage le plus digne. C'est un vrai droit a priori, qu'il reconnaît à ce dernier, en quelque position qu'il se trouve. Il combat donc l'opinion, qui avait alors plus qu'on ne croit des défenseurs, d'après laquelle la servitude n'est jamais justifiable. Il combat une autre manière de voir, que nous connaissons dans une illustre Philosophie de l'histoire de notre siècle la doctrine des « sages », d'après lesquels la possession de la force autorise l'emploi de la violence, parce qu'« elle suppose toujours quelque vertu, et que la victoire implique d'autres supériorités que celle de la force ». Il mentionne, à côté de la théorie du droit du plus fort, celle qui confond la justice avec la bienveillance; car, en ce qui est des grandes généralités, rien de tout cela n'a vieilli. Pour lui, il conclut toujours que c'est à la supériorité de vertu qu'appartient en principe le commandement (1).

Dans un autre chapitre, où il traite de la royauté, Aristote s'exprime en ces termes : « Lorsqu'il se trouve ou une famille, ou une race tout entière, ou un seul individu, doués de vertus tellement éminentes qu'elles surpassent celles de tout le reste, alors il est juste que cette race soit élevée au pouvoir royal, qu'elle soit maitresse de tout, ou qu'on fasse roi cet individu... Non seulement cela doit être ainsi suivant les règles professées par les fondateurs des gouvernements aristocratiques ou oligarchiques, mais même en vertu du principe admis dans les démocraties, car tous les hommes reconnaissent le pouvoir de la supériorité, quoiqu'ils ne la définissent pas tous de la même manièrc... Il n'est juste ni d'ostraciser un tel personnage, ni de la faire passer sous le niveau commun... Il faut donc lui obéir et lui confier l'autorité à titre non pas périodique, mais perpétuel (2). »

Ce droit de commander reconnu à la vertu est une double offense à la dignité humaine offense en la personne du sujet réduit à l'obéissance et qui perd avec l'autonomie la plus éminente qualité de l'homme; et dans la personne investie du pouvoir de se faire obéir, et qui ne peut, sans s'abaisser, gouverner des es

(1) Aristote, Politique, livre I, chap. 11.

(2) Id., ibid., livre III, chap. x1.

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