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dirent << Lebbeyk Allahoumma: Nous voici, Seigneur (1). » Quelle que soit l'époque de la composition de cette légende, elle représente à la fois l'adoption et l'adaptation de la légende biblique par les Arabes de la Mekke. Elle n'exclut point, ou plutôt même, elle donne à supposer comme vraisemblable une communauté d'antiques traditions vagues, capables de favoriser le rapprochement et de permettre, en tels ou tels temps, la formation d'une secte de croyants d'une religion épurée, franchement monothéiste, qui se serait présentée comme celle des anciens prophètes de race sémitique: Abraham et Moïse. A l'époque de Mahomet, une telle secte existait sous le nom de El-Hanifiya, la véritable religion (2). Ses adhérents se prétendaient dépositaires de certains volumes (çohof) qu'Abraham lui-même avait reçus des mains de Dieu. On croit que le Coran renferme des sentences tirées de ces livres d'Abraham et de Moïse (3) qui peuvent très bien avoir été d'une composition plus ancienne qu'on n'est tout d'abord tenté de le supposer quand on est mis en présence de prétentions semblables; car le Pentateuque aussi a bien été regardé par les Juifs d'une époque tardive comme l'œuvre de Moïse, et on n'en conclut pas qu'il a pour auteur des hommes de l'époque où cette attribution lui fut donnée, et des faussaires.

Mahomet prenait ce titre de Hanyfe qui désignait avant lui la secte des vrais croyants. De même que l'idée théologique qui distinguait les Hanyfes était l'unité de Dieu, de mème, l'idée morale était la soumission absolue à la volonté de Dieu, l'abnégation de la volonté personnelle. Ce dernier principe est proprement l'Islam, et le sacrifice d'Abraham en est le parfait symbole. Mahomet descendait, disait-on, d'Ismaël et, par conséquent, avait eu deux de ses ancêtres voués à Dieu en sacrifice : Ismaël, autrefois, puis son propre père Abdallah, dont on a vu plus haut la légende. Le Coran rapporte le sacrifice d'Ismaël en ces termes

(1) Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 161-170. Conf. Al-Coran, 11, 260, vi, 74-79; xxı, 52-70.

(2) Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, 323 et 360; III, 191.

(3) Ce seraient les passages du Coran: LII, 37-55 et LXXXVI, 1-5, 14-19. Ces çohof paraissent avoir été conservés et traduits du chaldéen en arabe, sous le califat de Haroun al-Raschid. Des fragments de cette traduction ont été retrouvés et publiés (A. Sprenger, La vie et la doctrine de Mohammed, cité dans Barthélémy Saint-Hilaire, Mahomet et le Coran, p. 68).

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(le passage fait suite au récit d'un acte de violence d'Abraham contre le culte idolâtrique, et des persécutions que lui attirait son entreprise de la part des infidèles) : « Je me retire, dit Abraham, auprès de mon Dieu, il me montrera le sentier droit. Seigneur, donne-moi un fils qui compte parmi les justes. Nous lui annonçâmes la naissance d'un fils d'un caractère doux. Lorsqu'il fut parvenu à l'âge de l'adolescence, son père lui dit : Mon enfant, j'ai rêvé comme si je t'offrais en sacrifice à Dieu. Réfléchis un peu, qu'en penses-tu? O mon père! fais ce que l'on te commande; s'il plaît à Dieu, tu me verras supporter [mon sort] avec fermeté. Et quand ils se furent abandonnés tous deux à la volonté de Dieu, et qu'Abraham l'eut déjà couché, le front contre terre, nous lui criâmes: 0 Abraham! Tu as cru à ta vision, et voici comment nous récompensons les vertueux. Certes, c'était une épreuve décisive. Nous rachetâmes [son fils] par une hostie généreuse. Nous laissâmes subsister pour lui jusqu'à la postérité ces mots Que la paix soit avec Abraham. C'est ainsi que nous récompensons les vertueux (1). »

Si nous réfléchissons aux traits caractéristiques de ce récit, nous pouvons en retirer toute l'instruction désirable sur la pensée première et fondamentale de l'Islam. Premièrement, c'est par un songe que Dieu révèle sa volonté; la relation du croyant à Dieu est immédiate; il n'y a point de consultation des idoles, rien n'est demandé au sort le croyant prie, Dieu répond par l'événement, car, tout est dans sa main, ou par un ordre donné directement à son serviteur, s'il lui fait cette grâce. Secondement, Dieu veut être obéi absolument, sans examen, quoi qu'il ordonne; c'est ce qu'exprime ici le double consentement du sacrificateur et de la victime; Dieu voit ensuite ce qu'il a à faire, il récompense la soumission et l'obéissance. Cette signification de l'Islam était nécessairement présente à la pensée de tout musulman, et très vive, à cause de la simple et littérale identité du mot qui exprime la qualité du musulman (mouslim) et l'idée d'être livré à Dieu.

Nous remarquerons maintenant que la relation immédiate du croyant à Dieu (ou à son envoyé un ange, par exemple) dans une vision ou dans un rêve, quand cette relation se complique du précepte de l'obéissance absolue est une inévitable source de fanatisme. L'illuminé prend pour la volonté de Dieu son propre (1) Al-Coran, xxxvII, 97-110 (traduction de Kasimirski). (2) Ibid., 1, 106, et 122; m, 17-19.

vouloir, produit de son imagination et de sa passion, et emploie sans scrupule les moyens capables de la réaliser la force autant qu'il peut en disposer. De là, ce qu'on est convenu d'appeler le fatalisme musulman, et qui n'est nommé ainsi qu'assez inexactement. En fait, on a rendu par ces mots l'impression causée sur les Occidentaux par les armées musulmanes, par l'ardeur des soldats et des chefs à accomplir la volonté de Dieu qui leur ordonnait de soumettre le monde à l'Islam et promettait le paradis à ceux qui seraient tués pour sa cause. Nous ne voyons pas que le dogme du prédéterminisme théologique soit ou puisse être plus marqué dans la théologie musulmane que dans celle du christianisme. En tout cas, il ne l'est pas autant dans le Coran. Les docteurs musulmans n'ont trouvé une réponse ni meilleure ni pire que les docteurs chrétiens à cette objection que, si tout se fait par la volonté de Dieu, il faut que le mal aussi soit son œuvre; ils n'ont certainement pas plus insisté qu'eux sur la toute puissance divine. A peine est-il besoin de dire qu'on ne trouve dans le Coran rien de semblable à la doctrine déterministe de l'enchaînement invariable des causes, puisque ce livre est étranger à toute métaphysique et même à tout raisonnement. Il faut remarquer, au contraire, que l'enseignement du libre arbitre, par l'alternative posée du bien et du mal, et de la responsabilité de l'homme, s'y trouve à toute page.

En somme, il est clair qu'on a dit fatalisme quand il fallait dire fanatisme. L'origine du fanatisme a été le commandement de Dieu, transmis par son prophète, de soumettre à l'Islam toutes les nations de la terre. C'est du moins ainsi que le Coran a été com pris par ses adhérents, malgré les préceptes de tolérance qu'on y trouve multipliés vis-à-vis des religions qui ne reconnaissent pas le Prophète (1). Ces préceptes n'ont point été violés par les musulmans comme la « loi d'amour » l'a été par les chrétiens, outrageusement; ils ont en général respecté la foi consciencieuse, ignoré les conversions obtenues directement par la violence; mais ils ont combattu, conquis, opprimé et méprisé les «< infidèles ». C'est encore aujourd'hui leur loi et leur usage, partout où ils sont les plus forts.

(1) Al-Coran, 1, 257; m, 18-19; v, 99; xxix, 45; L, 44.

CHAPITRE V

Révélation et législation morale de Mahomet.

Nous venons de voir Mahomet se représenter comme un rêve, une vision du sommeil, le commandement du sacrifice d'Abraham. On ne peut guère douter qu'un rêve n'ait été l'origine de la mission qu'il crut tenir de Dieu pour ramener sa tribu à la religion d'Abraham. Le fait est rapporté, sans aucune circonstance miraculeuse qui puisse en affaiblir l'autorité, par des auteurs arabes anciens dont le témoignage remonte et se rattache à celui de ses contemporains. Mahomet rêva que l'ange Gabriel lui mettait dans les mains un livre qu'il lui ordonnait impérieusement de lire, et, à son réveil, il sentit, disait-il, que ce livre était écrit dans son cœur. Profondément troublé, craignant de perdre l'esprit, c'est-àdire d'être, selon la croyance du temps, obsédé par un démon, il vécut quelque temps solitaire, habitant d'une de ces grottes, à usage des ermites, qui se trouvaient dans une montagne rocheuse et brûlée du soleil, à proximité de la Mekke. Là il eut une hallucination il vit l'ange, et entendit une voix lui crier: « Mohammed, tu es l'envoyé de Dieu; je suis l'ange Gabriel. » La paix se fit dans son âme sous l'influence de Khadidja, sa protectrice, devenue sa femme et maintenant la première convertie à la religion de son mari. Il eut depuis ce moment quelques hallucinations encore, mais rares, et crut toute sa vie aux songes, les regarda comme des révélations. Il passa dans sa tribu pour un égaré, jusqu'au moment où la suite et la constance de ses idées et de son entreprise fit succéder au mépris la haine et la colère chez les défenseurs des anciens cultes. Somme toute, le tempérament hystérique de Mahomet, les crises épileptiformes qui accompagnaient chez lui l'inspiration, les accidents auxquels il fut sujet, et qui allaient en certains cas jusqu'à la défaillance et à la syn

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cope, ne sauraient être mis en doute (1). On ne devrait pas avoir besoin d'ajouter que, s'il arrive que de semblables symptômes se trouvent liés à l'enthousiasme, à l'exaltation religieuse, ils ne les constituent pas, n'en sont pas la cause, et conviennent plus ordinairement à des âmes faibles et tout autrement disposées. La détermination qualitative des phénomènes psychiques d'imagination, de vertige mental, ou même de positive hallucination ne peut être due qu'aux pensées et aux croyances particulières dont l'esprit du sujet est occupé et possédé, et qui en eux-mêmes ne sont point des faits morbides. Il y a plus, c'est qu'une énergie morale peu commune, une réelle solidité de la raison sont nécessaires à de tels hommes, pour qu'ils puissent être toujours maitres d'eux-mêmes, et, malgré leurs causes mentales d'illusion ou de trouble, les entraînements des apparences, se conduire sagement, rester capables d'action sur autrui. Rester n'est pas assez dire, car ce sont eux qui agissent le plus fortement sur les masses populaires, quand les circonstances leur sont favorables. Ces rares génies sont à l'extrémité opposée de la folie, dont plusieurs les accusent, puisqu'ils réussissent à convaincre et à entraîner les peuples, et qu'un caractère constant de l'aliéné est, au contraire, l'isolement moral, l'incommunicabilité, l'impossibilité de persuader et d'être persuadé.

La question de sincérité, chez un prophète du caractère que nous tâchons de définir, a été souvent traitée avec peu d'intelligence. Elle est cependant simple, en thèse générale, quoique difficile pour les cas particuliers, à cause du manque de documents. Il ne faut que distinguer entre la sincérité des convictions et celle des paroles, des récits ou autres moyens de les faire partager. Nous accordons ici le nom de conviction non seulement à la sérieuse croyance en des points de doctrine, mais encore à des révélations obtenues par des visions ou des songes: c'est afin de mettre hors de la question les purs imposteurs, dont il n'y a pas à s'occuper. Ceci bien entendu, l'homme qui croit avoir reçu une révélation de cette nature est naturellement sollicité, comme tout autre peut l'être en quelque autre matière plus commune, à user de mensonge et de faux prestiges pour amener les esprits rebelles à croire ce qu'il croit lui-même. Il faut même accorder que, toutes choses égales d'ailleurs entre deux hommes, pour ce qui touche à la dé

(1) Les documents sur la vie du Prophète ont été réunis de nos jours et discutés principalement par A. Sprenger: La vie et la doctrine de Mohammed.

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