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leurs que les autres, mais bien l'annonce de la société parfaite et divine, dans une autre vie dont celle-ci ne peut pas même réaliser l'ombre; si enfin une Église chrétienne est une association d'instruction et de prière, sous l'empire d'une tradition donnée et acceptée, pour servir aux personnes de préparation à cette autre vie, mais non pour introduire dans la société générale un régime et des lois dont cette société est entièrement incapable, et dont ces personnes choisies elles-mèmes n'atteignent jamais la sincérité et la pureté ; — alors l'inévitable liaison et la séparation tout à la fois des Églises et de la société civile ressortent de là clairement, l'une et l'autre dans un sens et avec une rigueur qu'on n'est point encore arrivé à bien comprendre. La liaison consiste en une double soumission ou dépendance des Églises soumission, d'ordre moral, d'abord, en ce que la raison et la justice sont toujours représentées à quelque degré dans les institutions humaines qui méritent les noms d'États, et qu'il ne saurait être donné à aucune association fondée sur des croyances religieuses qui en fait ne sont pas celles de tous les hommes, d'affranchir les croyants des obligations de justice et de raison, qui ont un caractère d'universalité; soumission matérielle, ensuite, sans autre exception, pour des cas extrêmes, que la résistance passive, par ce motif que les autres modes de résistance, étant mieux nommés des modes d'agression, supposent l'emploi de moyens qu'il faut laisser au monde, si l'on est une Église supposent la guerre, ou y conduisent. Quant à la séparation, elle porte, vue du côté de l'Etat, sur l'abstention des lois civiles et politiques en ce qui concerne la conscience, les pures doctrines, les croyances ultra-temporelles; et, du côté des Eglises, sur leur franche renonciation à tous moyens extérieurs et de contrainte, directs ou indirects, qu'elles pourraient se procurer, pour amener les hommes à la bonne conduite et à la vraie foi. L'erreur morale introduite à cet égard dans la société chrétienne, par le sacerdoce qui jadis triompha des anciennes religions nationales, se perpétue de nos jours, là même où l'esprit de tolérance l'emporte à son tour sur le fanatisme clérical. Elle revêt une forme nouvelle inspirée par la doctrine du progrès de l'humanité, et s'abrile sous la croyance à l'action et à la mission du christianisme pour diriger et promouvoir la civilisation. Mais la civilisation et le christianisme sont deux choses entièrement différentes et indépendantes l'une de l'autre. On maintient et on perpétue, en les mêlant, la lutte entre les Églises et l'État. Les institutions.

chrétiennes ont pour objet la sanctification des personnes, leur justice au sens chrétien, autant qu'elle peut s'obtenir, et cela exclusivement en vue du salut éternel de ces personnes; mais non point de rendre la société juste, de faire régner la justice sur la terre par des moyens de gouvernement; car ces moyens imparfaits, inefficaces, et toujours entachés d'usurpation à quelque degré sont de ce monde, et le Royaume des cieux n'en est pas.

Ces réflexions ne sont pas hors de leur place dans l'étude du mosaïsme; car le levain de l'intolérance est entré dans le monde occidental par les Juifs et par les chrétiens leurs disciples, à la faveur de l'idée de l'unité et de l'universalité de la religion, ou catholicisme, de laquelle l'esprit de domination et l'orgueil de la foi ont fait sortir la méconnaissance de la liberté, la violation de la conscience.

CHAPITRE IV

La prophétie arabe.

Antécédents de l'Islam.

Si Mahomet, né en 570, quelques années après la mort de l'empereur d'Orient, Justinien, était venu au monde mille ans plus tôt, sous le règne du roi de Perse Artaxercès Longue-Main, on ne voit pas ce qu'il aurait manqué d'essentiel dans le milieu natal et les autres circonstances de cet homme extraordinaire pour entreprendre et accomplir la révolution religieuse dont il fut l'auteur en Arabie; ou même à ses deux grands lieutenants Abou-Bècre et Omar, après lui, pour réunir toutes les tribus arabes en un seul corps de nation. L'état moral de ces tribus, l'ordre d'idées où elles se mouvaient, leurs coutumes, n'avaient varié en rien de grave durant ce long intervalle; car elles étaient arrêtées de temps. immémorial à un même degré de civilisation presque patriarcale; leurs traditions en font foi; et leurs cultes divers, idolâtres, avaient été, de tout temps aussi, dominés par un concept universel remontant à de communes origines sémitiques monothéistes. D'une autre part, nous verrons que leurs dispositions mentales, à l'égard du surnaturel, étaient, dès avant l'époque de Mahomet, comme celle des Juifs de toutes les époques, du genre de celles qui appellent et attendent les manifestations prophétiques, les révélations religieuses. Tout indique entre eux et la race parente des Hébreux une similitude à cet égard dont l'origine doit remonter au commun berceau.

Ainsi, à considérer la question du côté du peuple, il serait impossible de dire pourquoi la mission de Mahomet, en supposant donnés le génie, le caractère et le mode de formation de l'esprit et des croyances du Prophète, tels qu'ils ont été, — aurait eu, en se déclarant dans la première moitié du Iv° siècle avant notre ère, une issue différente de celle que l'histoire a dû enregistrer si longtemps après dans la première moitié du vie de notre ère. Le génie et le caractère étant des accidents mystérieux, auxquels on ne connaît point de loi, il ne reste plus qu'à se demander si l'état

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des religions de l'Orient avec lesquelles les Arabes pouvaient avoir contact pendant la seconde moitié du ve avant notre ère était tel qu'il put fournir à un prophète arabe, s'il s'en était alors produit un, des éléments d'information et de culture à peu près semblables à ceux qui se trouvèrent à la portée d'un homme de la Mekke six cents ans après Jésus-Christ. On peut, croyons-nous, répondre affirmativement.

La différence fondamentale entre la prophétie de Mahomet et le christianisme consiste dans la négation de la filiation divine de Jésus et de la doctrine des hypostases. Mahomet accordait à Jésus le titre de prophète, c'est-à-dire le même qu'à Noé, Abraham, Moïse, Élie, à beaucoup d'autres, et à lui-même, qui ne s'arrogeait nullement la première place parmi eux. Sa grande attache dogmatique était à l'unité absolue de dieu, telle que la posaient les Juifs. Or, à l'époque où nous imaginons que la venue d'un Mahomet aurait déjà été possible, non seulement le retour des Juifs à Jérusalem était accompli (535), la Loi promulguée par Esdras (458), mais le second Temple était fondé avec l'autorisation du Grand Roi, favorable comme tous les siens, à la religion israélite (445). Le dernier des prophètes juifs dont nous ayons un écrit (sous le nom de Malachie: Maléaki, mon messager) n'éprouvait plus le besoin de rappeler le Peuple au culte exclusif de Jéhovah: il pouvait borner son zèle, outre la prédication morale accoutumée, à attaquer les prêtres au sujet du rituel des sacrifices dans le temple en un mot le pur monothéisme était établi dans toute sa rigueur. Les relations des Arabes envers les Juifs, en ce même temps, comme de tout temps, ne peuvent être mises en doute, mais il y a plus des hommes des deux races ont pu se rencontrer à Babylone, en une commune affliction. On lit dans un historien arabe, à propos d'un prophète de cette nation, Anzhala, dont une certaine tribu méconnut la mission, et qu'elle fit périr :

« A cette même époque (désignée par ce qui suit), les Israélites, sourds à la voix d'Abrakhia (Baruch) et d'Érémia (Jérémie) s'étaient attiré le courroux céleste par leur impiété et leurs crimes. Dieu suscita Bokht-Nassar (Nabuchodonosor II) pour châtier en même temps les Arabes et les Israélites. Un des ordres qu'il donna à ce prince par des visions et par la bouche d'Abrakhia et d'Érémia, fut d'aller ravager l'Arabie. Bokht-Nassar en parcourut les différentes parties, meltant tout à feu et à sang. Il anéantit les tribus coupables du meurtre des prophètes.

<< D'autres tribus arabiques se soumirent au conquérant ou furent vaincues et réduites en captivité. Bokht-Nassar les transporta en Chaldée et les établit sur les bords de l'Euphrate. Elles finirent par s'y mélanger avec la population indigène, les Nabat ou Anbat (Nabatéens) (1). »

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Une expédition semblable est rapportée, sous la forme d'un événement à venir, dans le livre de Jérémie (chapitre XLIX, v. 28 sq.), et attribuée cette fois à un général du roi Nabuchodonosor Ier. Ésaïe, deux siècles auparavant, menaçait la gloire de Kédar (tribu arabique) au nom de l'Éternel (xx1, 16-17). Enfin le livre des Juges (vi, 33; vi, 12; VII, 24-26) nous montre plus anciennement Israël en guerre, sous Gédéon, avec des Madianites, des Amalécites, des Ismaélites, et tous les fils de l'Orient, - toutes peuplades arabes, et c'est par une caravane d'Ismaélites que dans la légende (Genèse, XXXVII, 25), Joseph, vendu par ses frères, est conduit en Égypte. Le contact est donc incessant entre ceux des Abrahamides que la Bible fait descendre d'Isaac et ceux qu'elle fait descendre d'Ismaël. Rien n'est plus vraisemblable que de supposer à ces deux branches sémitiques un fond commun de haute tradition et bien des coutumes similaires. Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est de pouvoir établir que des Arabes contemporains de la transportation des Juifs à Babylone, à plus forte raison ceux du temps de la fondation du second Temple, étaient dans les conditions voulues pour recevoir la communication de la doctrine monothéiste pure, s'il se fût trouvé un génie de leur nation capable de l'embrasser et de s'y dévouer avec le courage et l'enthousiasme d'un Mahomet.

Les deux points les plus considérables qui, après le monothéisme absolu et la proscription des images, ont caractérisé la prophétie de Mahomet, et que l'on pourrait croire n'avoir pu être empruntés qu'au christianisme, sont l'angélologie et la résurrection du corps. Mais depuis que la lumière s'est faite pour nous sur le mazdéisme et sur la religion des Perses, une source persane de ces deux croyances transmises au monde arabe doit nous paraître probable, autant qu'elle est certaine en ce qui concerne les Juifs, plus complètement soumis, mais non pas les seuls, aux mêmes influences, sous les rois Achéménides. Elles seraient donc, en Arabie, antérieures au christianisme, indépendantes du christianisme, qui

(1) Ibn Khaldoun, cité par Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 31.

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