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<< Les lamas instruits disent que Bouddha est l'être nécessaire, indépendant, principe et fin de toute chose. La terre, les astres, les hommes, tout ce qui existe est une manifestation partielle et temporelle de Bouddha. Tout a été créé par Bouddha en ce sens que tout vient de lui comme la lumière vient du soleil. Tous les êtres émanés de Bouddha ont eu un commencement et auront une fin; mais de même qu'ils sont sortis nécessairement de l'essence universelle, ils y rentreront aussi nécessairement. C'est comme les fleuves et les torrents produits par les eaux de la mer, et qui, après un cours plus ou moins long, reviennent se perdre dans son immensité. Ainsi Bouddha est éternel; ses manifestations aussi sont éternelles; mais en ce sens qu'il y en a eu et qu'il y en aura toujours, quoique, prises à part, toutes doivent avoir un commencement et une fin (1). » Au nom de Bouddha on peut substituer ceux de substance ou de force, aussi bien que celui de Dieu, sans rien changer d'ailleurs à la formule, qui n'a pas de caractère proprement bouddhiste. Dans ces termes, l'Orient et l'Occident se donnent la main. Si au lieu d'un Tibétain, auteur de cette profession de foi philosophique, nous avions un Cingalais plus fidèle, comme on l'est dans son pays, à l'esprit du vieux bouddhisme, et plus instruit des choses d'Europe, au courant des doctrines pessimistes qui s'y répandent depuis quarante ans, il dirait, et c'est en effet le jugement qu'on nous rapporte d'un prêtre éminent de Ceylan, que l'Occident arrive aujourd'hui à confirmer par la science et la philosophie la doctrine religieuse, unique au fond, de tous les Orientaux qui ont accepté la révélation de Bouddha.

(1) Huc, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie el le Thibet, t. II, p. 346. D'autres Tibétains disaient au P. Huc que les êtres animés ont, suivant la classe à laquelle ils appartiennent, des moyens particuliers pour se sanctifier, monter dans une classe supérieure, obtenir la perfection, et arriver enfin au terme de leur absorption. D'autres parlaient d'un nombre indéfini d'incarnations divines du Bouddha qui vient habiter parmi les hommes afin de les aider à acquérir la perfection. On ne reconnaît plus là ni bouddhisme ni pessimisme, mais bien un retour au brahmanisme avec substitution du nom de Bouddha à celui de Brahma, ou à la substance universelle des philosophes.

LIVRE CINQUIÈME

LES RÉVÉLATIONS SEMITIQUES

CHAPITRE PREMIER

La révélation mosaïque.

Nous avons vu le bouddhisme, religion d'essence morale, et essentiellement aussi de forme révélée, portant tous les caractères par lesquels nous distinguons la phase tertiaire des croyances des peuples, naitre et se répandre dans l'Asie orientale après un complet développement des deux phases antérieures celle d'une religion naturelle et spontanée, du genre purement mythologique, et celle de la plus complète et systématique élaboration du panthéisme issu de la mythologie naturaliste. Une caste sacerdotale, une caste militaire, des castes inférieures, avilies, abandonnées à leurs superstitions, des cultes honteux et cruels, une philosophie presque toujours idéaliste, et dans laquelle pourtant le pur sentiment de la conscience manquait, c'est dans le milieu ainsi constitué que le Bouddha apporta le « Véhicule du salut » : affranchissement de l'homme des fatalités du monde, sous la condition du renoncement absolu aux satisfactions de l'esprit et des sens, à l'amour de la vie, à toutes les formes du désir; abolition de la loi religieuse, au surplus, dédain de la caste, et, pour toute loi, la pitié des créatures, avec l'entier abandon de soi-même, l'aspiration au néant.

Longtemps avant cet événement qui partagea le monde brahmanique en deux grandes parts demeurées disjointes depuis lors

et jusqu'à nos jours, une révélation d'esprit diamétralement opposé se faisait jour dans l'Asie occidentale et commençait un mouvement religieux destiné à traverser, en croissant toujours, les circonstances les plus défavorables. Ce nouvel esprit directeur était l'amour de la justice, une aspiration au bonheur terrestre, la croyance à la destinée nationale d'un peuple libre et au dieu son protecteur qui rétribue les hommes selon leurs actions, et réclame d'eux la fidélité et la droiture du cœur. C'est la branche monothéiste des nations sémitiques, qui, pendant que les autres branches (en Babylonie, Assyrie, Phénicie, etc.) parcouraient des phases de religions secondaires plus ou moins élaborées, avait conservé ses tendances natives, à la faveur d'un état social plus simple, et, après une période d'abaissement et de servitude de ses familles, en Égypte, reprenant sa liberté, arrivait, sans traverser la phase des spéculations sur l'évolution du monde et sur les puissances génératrices, à la croyance en la manifestation miraculeuse. d'une personne surhumaine qui était son dieu, et en des commandements de ce dieu, transmis par la bouche d'un révélateur qui n'était qu'un homme.

Ce révélateur est-il un personnage vraiment historique, en dépit des légendes et des miracles qui enveloppent les récits de sa vie et de son œuvre, ou n'est-il lui-même qu'une création légendaire du peuple hébreu, semblable à celle des premiers pères et législateurs fictifs des religions de l'Inde, avec cette différence seulement, qu'il n'aurait point été divinisé comme ceux-ci le furent? La question est importante en ce que, résolue dans le premier sens, elle tranche profondément de tous les autres peuples de l'antiquité celui qui a réellement dû sa religion, non point aux pures imaginations spontanées des hommes en présence de la nature, et puis à la coutume, finalement à des spéculations de prêtres et de savants dans les sanctuaires, mais à l'inspiration de telle personne, de tel individu qui s'est cru et que son peuple a cru animé de l'esprit de Dieu et chargé de faire connaître Dieu et d'annoncer sa volonté. Il est manifeste que la disposition à comprendre, à sentir la religion sous une telle forme, caractérise l'élite d'une nation, élite elle-même entre les nations sémitiques. Ce sont des hommes doués d'une puissante initiative en religion et profondément convaincus de l'existence d'une vérité divine qui est aussi une vérité morale, et dont il est possible à l'homme d'obtenir et de transmettre la révélation céleste. La coutume, d'un côté, la recherche spéculative et les

hautes connaissances, de l'autre, ne sont plus ainsi que chose subordonnée; souvent inutile. Tous les hommes sont égaux devant la foi qui leur est proposée, ou qu'ils peuvent se donner, s'ils en trouvent en eux la puissance.

La question de l'existence personnelle d'un révélateur de la religion mosaïque est importante, disons-nous; non pas à tel point cependant que, même résolue par la négative, elle ne dût laisser debout notre jugement sur le caractère du peuple, auteur colleclectif de cette religion dans l'hypothèse de la pure légende. Les partisans de l'espèce de panthéisme en histoire qui consiste à rapporter toute action à l'être collectif et au milieu sont eux-mêmes obligés de reconnaître des hommes représentatifs en qui se concentrent et s'appliquent visiblement les forces mouvantes morales d'une religion et d'une civilisation, tout comme font, dans une autre sphère de l'esprit, les découvertes scientifiques. Or la nation israélite, dans tout le cours de son développement, tant légendaire qu'historique, retracé dans sa Bible — et la légende prouve encore plus que l'histoire positive en pareille matière, nous offre dans le domaine religieux une suite de ces hommes représentatifs avec un caractère ailleurs inconnu. On désigne sous le nom de prophètes ceux d'entre eux dont quelques écrits nous ont été conservés, et qui, pendant trois cents ans luttèrent pour la théologie et la morale de Jahvéh ou Jehovah (1) contre la contagion des cultes des nations voisines, et finirent par constituer la nation selon leurs vues, au retour de l'exil de Babylone. Mais si nous étendions ce nom à tous les hommes de la même race qui ont été favorisés de visions et de révélations divines et auxquels le don de prophétie a valu de l'autorité sur leur peuple, il faudrait dire que depuis les légendes d'Abraham et de Jacob, dans la Genèse, jusqu'à celles du livre des Juges, et des livres de Samuel et des Rois, et enfin aux récits authentiques du rôle des hommes de Jéhovah dans de nombreux épisodes de ces derniers livres, le prophétisme a fait le fond et l'intérêt de toute cette histoire d'Israël. Et il y a des temps où il est question de prophètes qui parcourent en trou

(1) Je me hasarde à demander en passant s'il ne serait pas temps de revenir à l'emploi littéraire et philosophique autrefois acquis au nom de Jéhovah? Il a pu être utile au cours des luttes de l'exégèse, mais il devient puéril de vouloir se fixer à une orthographe, Jahvéh ou Jahéweh qui n'a pas même le mérite de répondre à une antique prononciation certaine.

CHAPITRE IV

La prophétie arabe. Antécédents de l'Islam.

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Si Mahomet, né en 570, quelques années après la mort de l'empereur d'Orient, Justinien, était venu au monde mille ans plus. tôt, sous le règne du roi de Perse Artaxercès Longue-Main, on ne voit pas ce qu'il aurait manqué d'essentiel dans le milieu natal et les autres circonstances de cet homme extraordinaire pour entreprendre et accomplir la révolution religieuse dont il fut l'auteur en Arabie; ou même à ses deux grands lieutenants Abou-Bècre et Omar, après lui, pour réunir toutes les tribus arabes en un seul corps de nation. L'état moral de ces tribus, l'ordre d'idées où elles se mouvaient, leurs coutumes, n'avaient varié en rien de grave durant ce long intervalle; car elles étaient arrêtées de temps. immémorial à un même degré de civilisation presque patriarcale; leurs traditions en font foi; et leurs cultes divers, idolâtres, avaient été, de tout temps aussi, dominés par un concept universel remontant à de communes origines sémitiques monothéistes. D'une autre part, nous verrons que leurs dispositions mentales, à l'égard du surnaturel, étaient, dès avant l'époque de Mahomet, comme celle des Juifs de toutes les époques, du genre de celles qui appellent et attendent les manifestations prophétiques, les révélations religieuses. Tout indique entre eux et la race parente des Hébreux une similitude à cet égard dont l'origine doit remonter au commun berceau.

Ainsi, à considérer la question du côté du peuple, il serait impossible de dire pourquoi la mission de Mahomet, en supposant donnés le génie, le caractère et le mode de formation de l'esprit et des croyances du Prophète, tels qu'ils ont été, — aurait eu, en se déclarant dans la première moitié du Ive siècle avant notre ère, une issue différente de celle que l'histoire a dû enregistrer si longtemps après dans la première moitié du vie de notre ère. Le génie et le caractère étant des accidents mystérieux, auxquels on ne connaît point de loi, il ne reste plus qu'à se demander si l'état

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