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sance et d'unité, combien elle tient de l'abstraction, cette défini nition qui, après qu'on a si bien expliqué que l'âme n'est ni un sujet simple ou composé, ni une résultante, n'a pas un mot pour faire comprendre en quel sens on peut la qualifier de cause et d'agent directeur et régulateur des mouvements du corps. Mais on y distingue clairement la pensée, qu'une loi, dans la nature, préside à un procès de phénomènes dont le siège est dans le corps, dont la fin est la vie, et dont l'accomplissement se nomme l'àme; et cette pensée n'est pas autre chose que l'application de la méthode scientifique, naturaliste à la description des phénomènes de la vie, en y ajoutant les termes aristotéliques de puissance et de tendance à une forme déterminée, à un acte dernier, qui expriment le concept des fins de la nature.

Ce procès phénoménal, Aristote l'envisage, dans sa généralité, comme tirant de la nature des formes de plus en plus parfaites: « C'est comme une même puissance qui, d'organisation en organisation, d'âme en âme, monte d'un mouvement continu jusqu'au point culminant de l'activité pure »; car l'âme elle-même n'est qu'une première forme, un état, une habitude. La forme dernière, la fin suprême est au-dessus du mouvement et du repos, dans une action indivisible. Mais ici nous toucherions à la théologie. Reprenons de plus bas.

« La première forme de la vie est la végétation; la végétation est la croissance spontanée; la croissance est le résultat de la nutrition » Aristote analyse avec lucidité, d'après l'expérience, les fonctions de l'« âme nutritive ». « Le second degré de la vie est le sentiment »; suivent l'analyse des fonctions de l'« âme sensitive »>, celle des organes des sens et des sensations, celle des degrés de la sensibilité, des modes de la locomotion, jusqu'au point où paraît l'«< âme raisonnable » avec la volonté, avec la délibération « La première puissance d'où était partie la nature (avant la vie) était l'indétermination absolue de la matière, qui, de deux formes contraires peut prendre indifféremment l'une ou l'autre ; la dernière puissance à laquelle elle arrive, la plus haute, est la puissance active qui délibère entre deux partis opposés, et qui se décide elle-même pour celui qu'elle préfère. »

Rendons-nous un compte exact de la contrariété formelle et directe des deux doctrines, de Platon et d'Aristote, sur les points

essentiels. Le premier point que nous avons constaté regarde les Idées, les noumènes. Pour l'un de ces philosophes, le réel est l'universel, dont l'individuel n'est qu'une ombre; pour l'autre, le réel est l'individuel donné à l'intuition, dans l'expérience; l'universel n'est pas être, n'est pas réalité, n'est que rapport. Le second point concerne les âmes pour l'un, ce sont des sujets, des substances, et de là viennent des hypothèses comme celle de la transmigration; pour l'autre, elles ne vont pas de corps en corps, mais sont liées inséparablement chacune au corps organisé vivant dont elle est l'acte. Le troisième point touche l'état de l'âme par rapport à ses déterminations propres suivant l'un, toute âme agit ainsi que le comportent les données de sa nature et ce qu'elle a de science acquise; suivant l'autre, elle peut choisir librement entre des partis contraires sur lesquels elle délibère; et nous savons que cette liberté n'est pas fictive comme pour de nombreux philosophes. Aristote nous offre pour sa sincérité la garantie de sa doctrine touchant l'ambiguïté réelle des possibles en certains cas, et l'inapplicabilité du principe de contradiction aux jugements portés sur les futurs contingents. Enfin un quatrième point d'entière dissidence est, chez Aristote, une évolution générale de la nature mue par le premier moteur immobile, agissant comme cause finale, et, chez Platon, une âme du monde et un gouvernement de l'univers, soit qu'on prenne à la lettre les théories du Timée, soit qu'on incline avec nous à penser que l'interprétation des alexandrins a été plus conforme à l'esprit de la théorie des Idées.

La doctrine substantialiste des âmes séparées des corps, quoique inférieure scientifiquement à la méthode naturaliste d'Aristote, a eu l'avantage, chez les anciens et chez les modernes, dans la théologie même, qui se l'est appropriée en opposition avec ses sources judaïques, de servir d'appui aux croyances immortalistes, grâce à la facilité que nous avons d'imaginer des corps subtils, quand nous croyons penser à des essences incorporelles; grâce plus tard à l'abstraction qui permet de concevoir un sujet indéterminé, et, cela fait, de le définir, par pure opération mentale, en lui conférant cet attribut unique, la pensée. Mais la croyance aux mélensomatoses, qui est une suite si naturelle du premier point de vue, n'a pu s'établir en Occident. Nous avons vu que le néoplatonisme s'est montré plutôt froid pour cette partie des spéculations de Platon. Quant à la thèse des âmes abstraites, on peut bien

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donner ce nom à celles du cartésianisme, le criticisme en rui

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nant la démonstration de l'immortalité, dont elle fournissait les prémisses, lui a ôté sa raison d'être. Le penseur s'est vu plus que jamais en face de l'invraisemblance qu'accuse si bien le spectacle de la nature celle d'une séparation radicale entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiques, alors surtout qu'après avoir posé la scission en principe on n'aperçoit plus aucun moyen de rendre compte de l'union, qui est un fait.

D'un autre côté, la thèse aristotélique qui met l'âme à la fin d'un procès de phénomènes physiques et organiques a toujours été, comme chez Aristote tout d'abord, on l'a vu, défavorable à la croyance immortaliste, parce que, ne plaçant, dans le sujet corporel qui se développe, rien qui se rapporte à une conscience antérieure capable de revivre, rien que des modes de sentir, de penser et de se souvenir, les uns empiriques et tout relatifs à la vie présente, les autres qui sont des concepts impersonnels, invariables, immuables de leur nature, on est assez logiquement conduit à ne prêter la permanence après la mort qu'à ces derniers. Mais on ne peut plus lui trouver des individus pour siège, et on la refuse aux individus réellement donnés, c'est-à-dire à tout ce qui est conscience dans le domaine expérimental.

La double tendance s'est montrée dans tout le cours de l'histoire de la philosophie, et cela, pour la plus grande partie, en remontant à la double source. La situation n'a pu changer pour les penseurs que de deux manières, qui d'ailleurs ne sont point inconciliables dans la direction platonicienne, par les applications physiologiques de l'hypothèse leibnitienne des monades; dans la direction aristotélicienne, par une extension de l'idée des lois naturelles des phénomènes : il suffit de transporter nos croyances philosophiques, de la vue simple d'un procès des puissances de la nature, qui n'aurait pour fin que la production actuelle des âmes, à la vue plus élevée d'un procès capable de les reproduire, de reconstituer des consciences et des mémoires sous des conditions nouvelles. Mais à quelque spéculation qu'on veuille recourir, nous devons savoir aujourd'hui que les arguments décisifs pour l'immortalité ne peuvent être que de raison pratique.

La scission du disciple et du maître est considérable en morale, comme sur tout autre chapitre. Ni pour l'un ni pour l'autre il n'est formellement question d'un principe d'obligation de con

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science, auquel tous les mobiles d'action seraient subordonnés. Ils ont un idéal de vie morale qui leur est commun: c'est la conduite conforme aux sentiments du bon et du beau, et à l'idée de ce qui est juste, avec la prédominance si essentiellement helléniremarquable chez Aristote surtout, du beau comme que, critère; et ils ne mettaient pas non plus en question l'eudémonie comme fin naturellement recherchée. L'insoluble difficulté les attendait là, parce que la nature, qui commande la recherche, ne met pas toujours la fin d'accord avec la conformité à l'idéal moral. Nous avons vu Platon, après d'heureux efforts pour mettre en évidence ce qui réellement existe d'un tel accord, mais sans parvenir à le généraliser, recourir à l'immortalité de l'âme, et à la rétribution des actions après la mort en vertu d'une loi de l'univers. Il rétablissait ainsi en faveur des bons la supériorité de bonheur que la vie présente semble souvent mettre plutôt du côté des méchants. C'était déja le postulat de l'immortalité, mais sous une forme spéculative et religieuse, non de raison pratique pure. Aristote était privé de ceite ressource, puisqu'il n'admettait pas, au moins dans son enseignement acroamatique, la conservation de la conscience personnelle. Dès lors son plan de vie humaine devenait forcément empirique, il le prenait de différents points de vue et donnait, du mieux qu'il pouvait, satisfaction aux sentiments et aux besoins divers de l'âme et de la vie. Il faut dire que, si sa doctrine perdait beaucoup par là en unité et en clarté, elle gagnait un avantage immense sur celle de Platon; car celle-ci, avec l'organisation sociale a priori que son auteur prétendait tirer de la psychologie humaine et de la théorie des idées éternelles, était une sorte d'établissement scientifique d'autorité divine, qui, par le fait, supprimait toute moralité, identifiait la morale des chefs. avec la science immuable, et réduisait celle des subordonnés à l'obéissance. Aristote a pour sujet d'études l'âme libre entre des impulsions contraires, et la cité libre dont les institutions ont pour but l'accord des volontés. Il ne laisse pas de définir l'idéal de la nature humaine par rapport aux vues de la nature en général, abstraction faite des accidents qui s'opposent à ce qu'il soit atteint.

De même que Platon avait composé, après la République, les Lois, afin d'abaisser son plan de constitution et de gouvernement à un niveau où il parût moins difficile d'élever la généralité des hommes, même en donnant tout pouvoir aux philosophes, on

dirait qu'Aristote a fait deux parts de ses immenses travaux; et nous ne parlons ici que de ceux qui concernent la morale et la politique. Dans l'une, on le voit étudier les mœurs et les constitutions, accepter les individus et les États tels que l'expérience les donne, analyser des faits, proposer des règles adaptées à la vie publique et privée, sans demander aux particuliers des vertus qu'on pourrait appeler spéculatives même pour des philosophes, à plus forte raison pour le commun des hommes. Dans cette partie, la morale d'Aristote a pu paraître un peu terre à terre; c'est celle dont le principal caractère est de faire de chaque vertu une sorte de station moyenne entre deux excès qui sont des vices. La politique, hormis certains chapitres qui appartiennent spécialement à l'antiquité, notamment celui de l'esclavage, y est traitée à un point de vue aussi rationnel et expérimental à la fois qu'elle pourrait l'être aujourd'hui; car la politique n'est point un de ces sujets dont le monde moderne puisse se vanter d'avoir commencé l'étude. Dans l'autre partie, Aristote dirige sa spéculation vers la fin la plus élevée de l'homme, comme si cette fin pouvait être atteinte, en l'ordre empirique de la nature, sans aucune rencontre des accidents qui le plus ordinairement en refusent les moyens, ou, pis encore, en amènent les contraires. Nous ne disons pas que le philosophe ait ainsi partagé méthodiquement son œuvre éthique et politique. Au contraire, il mêle les deux points de vue, dans ses livres de morale. Il pensait, nous le savons, que, bien que la nature soit une tendance universelle, elle n'atteint pas toujours son but. Il a donc pu étudier cette tendance en matière de morale et en définir la fin, quoique à peine à la portée d'un très petit nombre de philosophes, sans laisser d'étudier les conditions ordinaires de la vie et de la société. Celles-ci se trouvent, selon les cas, plus ou moins favorables ou opposées au bonheur et à la moralité des particuliers; elles peuvent aussi être établies systématiquement ou modifiées de manière à leur devenir moins contraires quand ils visent au but le plus élevé. En voyant sous ce jour les choses on s'explique mieux la réunion, la conciliation, en la personne d'Aristote, de deux moralistes, l'un dont les études semblent avoir été si volontiers pratiques et maintenues sur le terrain de l'expérience; l'autre qui envisage l'esprit de l'homme parvenant à un état idéal, ou d'imitation divine, qu'il appelle encore actif, et même actif par excellence, mais qui est de contemplation pure.

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