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ter la pente du nihilisme, éviter la négation du principe de l'alternative (c'est-à-dire de contradiction) où l'école de Nagardjouna avait été conduite pour expliquer l'anéantissement de l'âme. Nous voulons parler de la secte des Svabhavikas, ou philosophes de la Nature, réputée la plus ancienne de celles qui existent au Népal. Le moyen que ces philosophes trouvèrent de se passer de la répugnante sophistique du néant des phénomènes, c'est, on l'a deviné, de revenir à la substance, à la Nature, Svabhava, soit universelle, soit individuelle, constituant une essence éternelle et des essences distinctes, permanentes. Mais comment concilier avec ce substantialisme la possibilité des extinctions, que le bouddhisme réclame? Par une hypothèse très ingénieuse. Les réveils et sommeils périodiques de Brahma sont transportés à la Nature. C'est la Nature qui passe alternativement du mode de l'existence (Pravritti) au mode de la cessation (Nirvritti). Mais tandis que ce passage est spontané, fatal, éternellement reproduit dans la Nature universelle, et englobant tous les phénomènes dépendants, les êtres animés et volontaires ont le privilège d'obtenir individuellement la cessation, et de s'affranchir pour jamais de la nécessité de reparaître à l'état de Pravritti. Ainsi s'explique la possibilité du nirvana, que certains de ces philosophes regardent comme un état de béatitude immuable et consciente, non de pure annihilation.

La secte des Svabhavikas est athée, on le voit, mais il est clair qu'elle laisse pour le théisme des ouvertures. Aussi est-elle combattue par une autre école, celle des Aiçvarikas (sectateurs d'Içvara) qui veut avoir réponse à ces deux questions: D'où viennent les êtres ? Où vont-ils quand ils sont affranchis de la transmigration? Avec le théisme, avec la doctrine de l'Adibouddha, le bouddhisme semblerait devoir entrer dans les controverses ordinaires de la théologie. Il en reste toujours éloigné néanmoins, en ce qu'il n'admet pas la création et ne compte que sur les efforts de l'homme pour s'élever à la perfection bouddhique, et en quelque manière se diviniser.

Outre ces sectes, au Népal, on en cite deux autres, celles des Karmikas et des Yatnikas (Karma, les œuvres? Yatna, l'effort de pensée ?), dont le sujet et les dissidences concernent l'interprétation du mouvement psychique qui conduit à la sanctification. L'une était, semble-t-il, moins intellectualiste, et l'autre avait des prétentions de haute science, sans que de part ni d'autre l'idée

du libre arbitre se dégageât pour les théories, comme ces mots, qui désignent l'action l'un et l'autre, le donneraient à croire. Nous disons pour les théories, car, pratiquement, toute doctrine d'enseignement moral est forcée de feindre la croyance à l'ambiguïté des décisions possibles chez l'auditeur. C'est la seule remarque qu'il y ait à faire ici (1).

(1) Colebrooke Essais sur la philosophie des Hindous, p. 221 sq., 256 sq.; Ksoma de Cörös et Hodgson dans Burnouf, Introduction à l'histoire du buddhisme indien, p. 437-450.

CHAPITRE VII

Corruption de la morale bouddhique.

Nous avons reconnu une corruption métaphysique de l'idée première du Bouddha dans le système nihiliste auquel furent conduits des disciples, en leur effort pour s'expliquer la possibilité de l'annihilation de la conscience, alors que cependant une doctrine universellement admise, incontestée, leur représentait la conscience comme inhérente à un substratum animique dont la mort ne peut que déterminer des passages de forme à forme sans jamais le détruire lui-même. La solution de la difficulté se trouvait dans la pensée morale, prise à la lettre, du néant des phénomènes ; et de là vint la sophistique de l'existence du non-existant, ou vice versa, qui, une fois le principe de contradiction écarté, est l'expression abstraite du système de la Maya universelle. L'esprit général du brahmanisme avait favorisé ce système. Un autre genre de corruption du bouddhisme eut certainement la même source. Rien, ce semble, n'était moralement plus répugnant au pur ascétisme bouddhique, dont le but était d'anéantir le monde, ses voies et ses œuvres, dans l'âme de l'ascète, que d'imaginer ce saint, à la fois revenu de toutes les illusions et mis en possession du pouvoir de les produire, se plaisant à imiter, à surpasser la nature dans la création des prestiges et dans l'exaltation des forces de la vie. Mais, comme il était admis, dans la doctrine brahmanique des transmigrations, que les pratiques des ascètes conduisaient à des renaissances d'un ordre d'autant plus élevé que l'ascétisme approchait d'une mortification plus rigoureuse; que les plus avantageuses de toutes étaient celles où l'âme reprenait un corps dans l'un des cieux, dans l'une des familles des dieux, et qu'enfin les dieux possédaient les dons surnaturels de métamorphose, de déplacement instantané, de pénétration, etc., les bouddhistes voulurent que leurs Bouddhas, leurs Bodhisattvas, et même

des religieux moindres de leur secte obtinssent les mêmes privilèges sans avoir besoin pour cela d'une renaissance à laquelle ils ne prétendaient pas, dont ils visaient au contraire à s'affranchir. De là proviennent ces légendes dans lesquelles on voit le Bouddha et les personnages de la mythologie bouddhique manifester leur puissance, acquise par des austérités, en accomplissant des actes surnaturels, en se livrant surtout à des exercices merveilleux, comme pour faire montre de leurs moyens. C'est, il est vrai, pour salut des créatures, qu'ils usent de ces prestiges, mais les prestiges bouddhiques ne laissent pas d'être les produits d'un esprit bien différent de celui qui parait dans les miracles des légendes chrétiennes. Il est juste, d'un autre côté, de les distinguer des merveilles analogues multipliées dans les Pouranas brahmaniques, et dont le caractère est souvent vicieux ou malfaisant.

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Les croyances proprement magiques ne se rencontrent pas en général dans les Soutras bouddhiques, même dans les plus développés de ceux du Grand Véhicule. Sans doute, les faits miraculeux répandus dans ces sortes de légendes mythologiques appartiennent au même genre de perversion de l'esprit, et c'est toujours manquer du sentiment et du respect de la vérité que de préférer, sous l'influence d'une passion, même du genre noble, le fait le plus invraisemblable à celui qui rentrerait dans les conditions de la commune expérience; mais la magie la mieux caractérisée se rapporte à un état d'abaissement moral plus profond. L'imagination, d'une manière analogue à ce qui a lieu dans les cas de fétichisme, se plait à feindre un rapport de causalité entre tels actes ou paroles arbitraires à découvrir, et un certain fait à produire contre l'attente ordinaire. Mais au lieu que le magicien doive son pouvoir, comme ci-dessus, à des mérites obtenus selon la loi religieuse, le tout se matérialise on regarde l'opération comme à la portée d'une personne quelle qu'elle soit, si seulement elle connait la règle ou le secret, la manière de s'y prendre. On réduit le procédé à des formules et à des pratiques matérielles indépen dantes de ce que la connaissance des relations régulières des événements ferait juger possible ou impossible. Il existe une classe de livres bouddhiques où de semblables recettes magiques se mêlent à la mythologie des Bouddhas et des Bodhisattvas célestes, et encore, quoique dans une proportion moindre, aux légendes propres du Bouddha Çakya-mouni, et à la métaphysique bouddhiste du genre sophistique et nihiliste (école de la Pradjna paramita).

Ces livres sont postérieurs aux Soutras et représentent un degré plus avancé de la corruption de la religion bouddhique, d'autant plus que la mythologie sivaïte, la pire de celles qui sont nées dans le monde brahmanique, se joignit à la même époque aux superstitions magiques, dans le bouddhisme septentrional, ou les y apporta.

Cette époque est celle du moyen âge européen et répond à une ère du bouddhisme qu'on peut appeler son ère moderne, au moins pour le Népal et le Tibet, car l'état des choses ne parait pas avoir beaucoup changé dans cette région. Mais l'origine de ce nouveau déploiement de superstitions remonte au temps des Soutras du Grand Véhicule. Dans le nombre de ces ouvrages, il en est un où se trouve un chapitre sur « les formules magiques », et où s'étale, avec un certain nombre de ces formules, une des grossières extravagances qui se multiplièrent dans la suite. Des promesses de faveur et de protection céleste sans bornes y sont prodiguées, au delà même de ce que mériterait un homme qui aurait honoré plusieurs quadrillons de Tathagatas, aussi nombreux que les sables de quatre-vingts Ganges, à quiconque aura récité, compris, approfondi, ne serait-ce qu'une stance de cette exposition de la loi, c'est-à-dire du livre même où se lisent ces mots. A la fin du même chapitre, les Rakchasis, déesses sivaïtes, déclarent garantir contre le bâton et le poison ceux qui honoreront ce livre, et même ceux qui n'en connaîtront que le nom et qui lui feront des offrandes fleurs et parfums, lampes, drapeaux, etc. Pendant que ce chapitre était exposé, dit l'auteur en le terminant, « huit mille êtres vivants acquirent la patience inaltérable de la Loi » (1).

Ces formules magiques appelées Dharanis (ou Mantras, dans les livres brahmaniques) sont des phrases inintelligibles, avec certains monosyllabes à la récitation desquels on attribue des. effets merveilleux. On fait remonter au Bouddha Çakya-mouni luimême la révélation de ces mystères et de bien d'autres. La lettre et l'image ont leurs vertus secrètes, comme le mot. L'un s'ajoute à l'autre on trace des figures de personnages bouddhiques, ou de divinités sivaïtes aux noms étranges, et on se rend ainsi maitre de leur puissance pour produire des enchantements. On nuit à un

(1) Le Lotus de la bonne Loi, chap. xx1.

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