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Bouddha, avec laquelle ces êtres joueront, s'amuseront, se divertiront, dont ils feront des jouets. Alors le Tathagata réfléchit ainsi : Si, en disant : « J'ai la force de la science, j'ai la force de la puissance surnaturelle », j'allais parler à ces êtres, sans employer les moyens convenables, de la force et de l'intrépidité du Tathagala, ces êtres ne sortiraient pas à l'aide de ces lois. Pourquoi cela? C'est que ces êtres ont une passion extrême pour les cinq qualités du désir; ils ont, dans cette réunion des trois mondes, une passion extrême pour les plaisirs des sens; ils ne sont pas affranchis de la naissance, de la vieillesse, de la maladie, de la mort, des peines, des lamentations, de la douleur, du chagrin, du désespoir; ils en sont brûlés, consumés, dévorés, détruits. Si on ne les fait pas fuir hors de cette réunion des trois mondes, qui est semblable à une maison dont la couverture et la charpente sont embrasées, comment pourront-ils jouir de la science du Buddha?

<«< Alors le Tathagata, de même que cet homme qui, ayant de grands bras, et qui laissant de côté la force de ses bras, après avoir attiré ses enfants hors de la maison embrasée, par l'emploi d'un moyen adroit, leur donnerait ensuite de beaux, de nobles chars, le Tathagata, vénérable, revêtu complètement de la science, de la force et de l'intrépidité des Tathagatas, et renonçant à s'en servir, montre par la connaissance qu'il a de l'habile emploi des moyens, trois véhicules pour faire sortir les êtres de la réunion des trois mondes, qui est semblable à une maison dont la couverture et la charpente sont vieilles et embrasées; ce sont le véhicule des Çravakas, celui des Pratyékabouddhas, celui des Bodhisattvas. A l'aide de ces trois véhicules, il attire les êtres et leur parle ainsi : Ne vous amusez pas dans cette réunion des trois mondes, qui est semblable à une maison embrasée, au milieu de ces formes, de ces sons, de ces odeurs, de ces goûts, de ces contacts misérables; car attachés ici à ces trois mondes, vous êtes brûlés, consumés par la soif qui accompagne les cinq qualités du désir. Sortez de cette réunion des trois mondes; trois moyens de transport vous sont offerts, savoir... (comme ci-dessus). C'est moi qui suis votre garant, je vous donnerai ces trois chars... Ces chars, o êtres, sont excellents; ils sont loués par les Aryas, munis de choses grandement agréables; vous jouerez, vous vous amuserez, vous vous divertirez dans la compassion pour les malheureux. Vous éprouverez la grande volupté des éléments constitutifs de l'état de Bodbi, des

contemplations, des affranchissements, de la méditation, de l'acquisition de l'indifférence. Vous serez en possession d'un grand bonheur et d'un grand calme d'esprit (1).»

On se tromperait beaucoup en supposant à cette exhortation une intention ironique. Cependant, aujourd'hui, l'ironie ne s'exprimerait pas autrement. Après nous être rendu compte de l'argument général et des grands traits du bouddhisme sans trop nous éloigner de son esprit originaire, nous avons à le suivre dans le développement des idées qui le conduisirent à sa dégradation, et puis à des croyances religieuses d'un ordre moins éloigné de la portée commune.

Conf.,

(1) Le Lotus de la bonne Loi, traduction d'Eugène Burnouf, p. 50. pour la doctrine des véhicules bouddhiques, l'Introd. à l'hist, du budd., p. 290; le Foe-koué-ki d'Abel Rémusat, p. 9-12 et 165-166, et les Mémoires sur les contrées occidentales de Hiouen Thsang, trad. du chinois par Stan. Julien, t. I, P. 74.

CHAPITRE V

Le roman mythologique du bouddhisme.

Le bouddhisme indien a fait succéder à l'ancien système de mythologie aryenne et à son développement dans le brahmanisme un système nouveau qu'il a transmis aux peuples actuellement attachés aux traditions bouddhiques. La personnification des phénomènes naturels divinisés, celle des notions morales, la composition des panthéons où les différents dieux se réunissent avec des attributs plus nettement anthropomorphiques, la méthode des apothéoses, par laquelle o.1 approche de ce rang suprême des personnages réels ou légendaires, pris de l'histoire humaine, enfin le procédé religieux de la sanctification, voisin du précédent, et qui consiste à accorder des pouvoirs surnaturels et l'existence céleste, dans une autre vie, aux hommes qui se sont distingués en celle-ci par une éminente vertu, par la domination obtenue sur leur nature passionnelle, tout cela se comprend comme le produit d'un état de l'esprit ému par le spectacle du monde, et comme un ordre de croyances spontanément développées. On ne saurait dire que le caractère de la fiction proprement dite soit nécessairement inhérent à aucune de ces sortes d'imagination. Mais se représenter des hommes, nos semblables, encore bien que sanctifiés, leur prêter l'existence, rapporter leurs aventures dans le monde présent, dans le monde futur, dans le monde passé, dans toute une suite de mondes passés et futurs, les multiplier à fantaisie, leur donner des noms, en composer de vastes hiérarchies, forger des récits de miracles extravagants où ces multitudes d'êtres interviennent, s'appelant et s'assemblant de toutes les parties de l'espace, voilà ce que nous avons quelque peine à concevoir qu'une foi religieuse ait opéré, sans supposer que l'invention systématique y ait pris part, au moins au début, pour fonder la tradition, créer les habitudes.

La doctrine des préexistences, aussi bien établie dans l'Inde, et pour ainsi dire plus solide que la foi en la réalité de l'existence elle-même, la considération tout à fait familière de la vie de chacun comme indéfiniment prolongée en arrière et en avant sous mille formes diverses, bonnes ou mauvaises, favorisaient évidemment l'imagination des carrières parcourues mais n'offraient pas l'ombre d'une garantie apparente pour y rencontrer juste. Que le Bouddha Çakya-mouni, confiant dans la possibilité que l'homme aurait de supprimer par sa vertu la transmigration en ce qui le concerne, ait pu ou dû croire que d'autres Bouddhas que lui-même avaient existé ou existeraient encore dans la suite des temps (1), cela est admissible; mais il est peu vraisemblable qu'il soit lui-même l'auteur de la moindre partie des fables forgées par ses disciples sur les Bouddhas et les Bodhisattvas des différents mondes. Nous accorderions difficilement cette fertilité de conceptions religieuses romanesques avec le sentiment sérieux et profond qui rejaillit de son œuvre sur l'idée à nous faire de sa personne. Si Çakya-mouni, par un cas mental analogue à celui d'Emmanuel Swedenborg, cas unique peut-être en toute l'histoire des sectes religieuses, - avait eu la vision, la prétendue expérience personnelle des choses «< du ciel et de l'enfer » racontées par les auteurs des Soutras, il semble que ces ouvrages auraient pris une forme différente de celle qu'ils ont, c'est-à-dire d'un récit objectif fait par une personne interposée à laquelle la légende les rapporte. Ce rédacteur supposé est Ananda, cousin de Çakya-mouni; il est censé avoir tout appris de la bouche de son parent, mais c'est lui ou l'auteur quel qu'il soit, et qui n'est certainement pas toujours le même ou d'une même époque, qui compose les discours et institue des dialogues dans lesquels il est bien visible que e Bouddha ne parle jamais comme il a dû parler, mais occupe une place et remplit un rôle dans un roman religieux.

En admettant cette interprétation, la seule qui permette de conserver au Bouddha réel, à celui de l'histoire, un caractère moral en faveur duquel dépose fortement le sentiment bouddhiste

(1) Il faut distinguer, ainsi que l'ont fait d'ailleurs les bouddhistes, entre un Bouddha personnel, dont la vertu ne va pas au delà du renoncement qui assure son salut propre, et un Bouddha sauveur des êtres par l'énergie de sa charité et sa mission prédicatrice dans le monde. La qualité du premier est à la portée de toute personne qui atteint le nirvana. Celle du second fait en se multipliant les Bouddhas célestes du Grand Véhicule.

considéré dans son fond et dans ses essentielles formules, joint à cette circonstance, que nous ne pouvons guère douter du fait de l'initiative prise par un homme de caste militaire, pour instituer populairement, prêcher et propager la doctrine révolutionnaire bouddhique au sein d'une société où jusque-là les brahmanes avaient fait la loi en religion, - il nous reste, après avoir justifié le caractère du Bouddha lui-même, à expliquer l'aberration de ceux de ses disciples qui, les premiers, dérogèrent à l'esprit philosophique sérieux de la nouvelle religion en la chargeant de leurs rêveries sur la multiplication des Bouddhas. Mais cette fois le problème est moins difficile. Outre le recours qu'on a, d'une manière générale, aux autres exemples connus de corruption d'une primitive donnée religieuse simple et sincère, et au fait constant des habitudes d'esprit mythologiques des nations qui entrèrent dans la direction bouddhique, il y a une explication que les études modernes d'exégèse biblique nous ont rendue familière. Les Soutras sont des sortes de livres apocryphes, dont les auteurs placés à un point de vue de politique religieuse, pour ainsi dire, et beaucoup moins pur que celui du révélateur, ont voulu faire une œuvre édifiante en attribuant à ce dernier leurs propres élucubrations. C'est un phénomène connu dans d'autres littératures encore que celle de l'Inde et plus voisines de nous. De plus, il a dû se trouver des écrivains d'imagination qui n'étaient pas bien en état de distinguer les simples possibilités de la réalité, dans la représentation qu'ils se faisaient de l'univers brahmanique, rendu conforme à la conception bouddhique. Le charlatanisme et la bonne foi contractent à divers degrés une alliance, qui étonne sans doute, mais qu'on doit regarder comme un fait psychologique avéré. Le peuple, en certaines circonstances, accepte sans hésiter tout ce que lui proposent des hommes qui ont sur lui une autorité morale. Ensuite vient le pouvoir insurmontable de la tradition dans les milieux littéraires dénués de critique.

Le premier élément de corruption qui dut s'introduire dans la pure pensée morale du bouddhisme, c'est certainement la croyance, universellement établie en dehors de lui, à la réalité des miracles et à la puissance de les produire, donnée aux ascètes qui ont atteint la perfection du renoncement. De là l'invention des faits miraculeux dans l'histoire du Bouddha et dans certaines légendes, relativement sobres, auxquelles elle est mêlée. Nous avons remarqué que Çakya-mouni, d'après l'idée que nous nous faisons de lui, n'a

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