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désir d'y mettre fin. Ces réflexions doivent diminuer l'étonnement que peut causer un trait légendaire tel que celui qui nous montre Çakya, en une précédente existence, donnant sa chair à manger à un tigre affamé, et acquérant par là le mérite qui le prédispose à passer à l'état de Bouddha parfaitement accompli, au cours de l'existence qui suit.

CHAPITRE IV

Développement du bouddhisme.

L'expérience et l'histoire nous rendent familier le spectacle d'une religion qui passe pour régner sur la société et qui ne parvient pas, qui ne cherche seulement pas à faire pratiquer sa morale dans les institutions, dans la vie publique, et qui, dans les temps mêmes où elle est assez forte pour interdire sous peine de mort la libre discussion de ses dogmes, ne parvient pas à diriger la vie des individus selon ses préceptes, à moins de les enlever aux relations de la famille et de la cité, supposé qu'elle y arrive de cette manière, ce que les vices des couvents rendent plus que douteux. Cette condition singulière de l'Église catholique a été encore plus éminemment celle du bouddhisme, d'autant que ses apôtres ne songeaient point à forcer les hommes de paraître bouddhistes sans l'être de cœur. Et être bouddhiste, qu'est-ce que ce pouvait être? Il semblerait que le vrai but eût été d'être Bouddha et non bouddhiste, puisque l'objet de la religion était le salut, que le salut était le nirvana, et que le nirvana ne pouvait être gagné que par un homme parvenu au même degré de méditation que le Bouddha lui-même. D'après cela, deux points durent être de toute évidence dès les premiers temps de la propagation de la nouvelle loi religieuse 1° La reconnaissance de cette loi par un grand public ne pouvait mener à rien de plus qu'à faciliter aux hommes, en mettant à leur portée ce qui de l'enseignement de Çakya était accessible à chacun, le moyen de s'assurer de meilleures renaissances, encore que sans approcher beaucoup du salut définitif; c'est l'effet à attendre d'un idéal de méditation et de sacrifice dont l'exemple est donné, ou, plus exactement, dont le monde croit voir quelque part l'exemple; 2° La vie du monde, la participation à ses coutumes n'étaient plus possibles pour des adeptes, professant l'imitation du Bouddha, et, d'un autre côté, la condition de l'anachorète n'offrait pas un point d'appui suffisant pour

la nouvelle direction religieuse à donner au peuple. Il fallait donc que le bouddhisme s'approchât de la société, et non plus qu'il travaillât, d'ailleurs très vainement, à la détruire en multipliant sans mesure le nombre des solitaires. La solution de la difficulté se trouva naturellement dans la substitution de la vie cénobitique à l'ancien idéal des ascètes isolés. Ce genre de vie est propre à la réalisation d'un état moyen entre la perfection, à laquelle on n'ose prétendre, mais que l'on tient à affirmer, et la morale relâchée et abandonnée des hommes du torrent. Il admet des règlements qui obligent sans l'appareil de la contrainte, qui facilitent aux individus l'exercice de vertus, ou que l'on croit telles, à des degrés proportionnés à leurs forces, les défendent contre les entraînements de la coutume extérieure, enfin les font servir eux-mêmes et d'exemples et de moyens d'appel à la sainteté relative, en tout cas d'édification, au commun des hommes. Il va sans dire que l'établissement d'un certain ordre hiérarchique et d'un droit de commander est indispensable en ces sortes d'institutions. L'obéis sance, sorte de vertu contradictoire, qui était loin d'être prévue dans l'état d'indépendance primitive, doit s'ajouter à la chasteté et à la pauvreté, qui l'étaient. Encore la pauvreté reçoit-elle une grave atteinte, quand il arrive que le précepte rigoureux de ne vivre que d'aumônes, lequel était applicable à l'individu, au Çramana (1), seul sujet définitivement en vue, cesse d'obliger la communauté, tout naturellement conduite à se faire propriétaire. La chasteté du moins, autant qu'on pouvait compter qu'elle serait observée, restait exigée des cénobites, avec autant de logique qu'il convient à une doctrine qui ne devait pas regarder comme bon de faciliter des renaissances. Quant à l'humilité, quatrième vertu à laquelle il faudrait trouver ici un nom plus expressif, puisqu'elle signifie pour le bouddhiste le renoncement à l'action et au vouloir, elle ne peut être obtenue et conservée dans les monastères, en la personne des chefs ou membres influents auxquels vont si aisément le respect et le crédit des peuples, qu'à la condition que la puissance civile ait chez ces derniers une existence solide et des représentants capables de la leur imposer. L'esprit de domi

(1) Brahmaniste ou bouddhiste qu'il fût, le mendiant religieux, le Cramana se soumettait à un seul et même régime, à la même tenue, aux mêmes observances. Le second, sauf la nudité qui lui était interdite, devait encore plus rigoureusement peut-être n'avoir rien à lui. Il devait se faire des habits avec des haillons ramassés dans les cimetières (voy. Eug. Burnouf, Introd., p. 305).

nation, toujours inhérent aux hommes, même religieux et exempts de passions basses, qui occupent de hautes places avec la faveur de leurs semblables, ne permet pas qu'il en soit autrement.

Dès que le bouddhisme devint une religion multitudiniste, et que les religieux, passés de l'état solitaire au régime des assemblées, eurent à décider ensemble de ce qu'ils croyaient et de ce qu'ils avaient à enseigner d'un commun accord, il y eut menace de schisme, ou, pour parler net, il y avait déjà schisme réel; car c'est pour cela précisément et pour y remédier que les conciles se réunissent. Le premier concile que la tradition mentionne, ou imagine, n'aurait pas tardé plus de sept jours après l'entrée du Bouddha dans le nirvana. Aussi ne suppose-t-on pas encore de divergences à l'occasion de celui-là. Ananda, le cousin et le disciple chéri de Çakya, aurait exposé la Loi (Dharma); Oupali, autre disciple, la discipline (Vinaya), et Kaciapa, président de l'assemblée, la métaphysique (Abhidharma). Les religieux auraient appris par cœur toutes les paroles. La terre, pour les confirmer, se serait balancée sept fois. Le second concile, un siècle après le premier, est dit, cette fois, avoir été motivé par le relâchement de la discipline: on parle de religieux exclus par milliers de la famille spirituelle, soit pour dissidence grave, nous ne savons laquelle, soit pour cause d'indignité. Ces circonstances sont marquées plus décidément ea ce qui touche le concile suivant, le troisième. A l'époque de celuici, on mentionne l'existence de quatre écoles principales, divisées elles-mêmes en plusieurs sectes chacune (1), et on rapporte ce fait caractéristique, très croyable: que des hommes de basses castes avaient usurpé dans ce temps-là le costume des religieux bouddhistes, qui ne le justifiaient pas par leur manière de vivre. Cela ne signifie point qu'il y eut des exclusions pour cause de caste; car des disciples de Bouddha parmi les plus importants nous sont donnés comme des Soudras de naissance; cela veut dire seulement que la qualité de sectateur de Bouddha était bonne à prendre pour des gens paresseux et vicieux exploitant la crédulité publique. On ne pouvait obvier à ce mal que par des établisse

(1) Peut-être dix-huit en tout, d'après les traditions septentrionales, qui sont d'accord sur les principaux points. Elles prétendaient toutes (ces sectes) remonter à la primitive révélation; mais c'est là ce qui arrive toujours en pareil cas. La plus ancienne dissidence portait bien certainement sur l'essence de l'àme, et sur la nature illusoire ou réelle du monde externe.

ments et des règles de communautés. C'est ce qui fut fait certainement, et les communautés se distinguèrent entre elles par les degrés de répugnance ou d'inclination qu'elles montraient à accepter les développements et les innovations qui venaient à l'enseignement de Çakya, du côté des superstitions croissantes, d'une part, et de la subtilité métaphysique, de l'autre.

La date la plus probable de ce troisième concile se place dans la seconde moitié du me siècle avant notre ère, soit environ trois siècles après la mort du Bouddha, et sous le règne de Piyadasi, roi dans l'Inde centrale (1). Ce prince, grand protecteur du boud. dhisme, qu'il propagea dans les États voisins du sien, et qu'il introduisit dans l'île de Ceylan, est, on n'en peut guère douter, celui qui, sous le nom d'Açoka, figure dans la légende avec de merveilleuses aventures. On nous le montre auteur de crimes atroces, vivant dans la compagnie de religieux, féconds en miracles, qui obtiennent enfin sa conversion, préparée par une bonne action de sa précédente existence (2). L'historicité de ce roi ne laisse pas d'être parfaitement établie par les nombreux édits qu'on a de lui, gravés sur la pierre, et qui concernent la religion et la morale, la fidélité à l'enseignement bouddhique. Entre le style et les idées de ces pièces officielles et ceux de la légende, le contraste est si grand qu'on ne saurait hésiter à regarder cette dernière comme écrite à une époque postérieure de plusieurs siècles au règne de Piyadasi, et où le bouddhisme avait reçu une forte surcharge de croyances miraculeuses, d'un caractère malsain. Les renseignements chronologiques qu'on pense quelquefois y trouver sont dénués de valeur: les dates y sont manifestement arrangées pour servir les intentions édifiantes de l'écrivain.

Le caractère moral des édits de Piyadasi est extrêmement remarquable. Le roi se pose en directeur et prédicateur, pour ainsi parler, de la foi religieuse de ses sujets : de la foi bonne, qui produit le salut dans l'autre vie; mais en même temps il professe et

(1) D'autres calculs donnent l'année 323 au lieu de 245 pour cette date qui doit être en rapport avec celles qu'on adopte pour la mort du Bouddha et pour le règne de Piyadasi. Au contraire, les traditions bouddhistes septentrio. nales placent le troisième concile au temps d'un roi Kanichka qui vivait encore dans les premières années de l'ère chrétienne. Mais ce pourrait être en réalité un quatrième et dernier concile.

(2) La très curieuse légende d'Açoka a été traduite par Burnouf dans son Introduction, p. 358-432.

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