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par sa loi les méchants. La question ne se posant pas de la raison universelle du désordre physique et moral, ou du moins se trouvant supprimée sans examen par l'affirmation apologétique de la bonté du principe de l'émanation et de la justice du régime établi dans le monde, on peut dire que les penseurs brahmanistes, - car c'est d'eux surtout qu'il s'agit ici, - professaient l'optimisme (1); et il en était de même, avec moins de dogmatisme, du paganisme grec et romain, dont Zeus ou Jupiter continuaient de symboliser le plus haut principe, malgré l'interprétation panthéiste que recevait de plus en plus sa doctrine.

Ceux qui furent le plus frappés de l'importance du mal dans l'univers, de la place immense qu'il y occupe, du pouvoir qu'il parait avoir d'opposer à chaque sorte de bien son antagoniste, et qui crurent à l'existence de deux créations et de deux créateurs dont l'un s'était dressé contre l'autre dès l'origine, ceux-là furent encore des optimistes en un sens très sérieux, puisqu'ils admirent que la création de l'auteur bon avait précédé celle de l'esprit mauvais, encore bien qu'immédiatement suscitée, et que la lutte d'Ahoura Mazda contre Anra Mainyous, partout et constamment soutenue dans l'univers, se terminerait par la victoire de l'esprit bon, à la fin de l'histoire.

Avec une autre origine et un autre genre d'émotion religieuse, chez une nation où le penseur ne portait pas son regard moral plus loin que la terre, l'homme, et la carrière terrestre de l'homme, la conception optimiste du plan de la création se montra plus décidée et fut résolument maintenue contre les apparences. Nous voulons parler du monde hébreu. Avant même que le monothéisme eût triomphé de tous les autres cultes et que le problème de la justification de Dieu pût se poser formellement devant le spectacle du « malheur des bons » et du « bonheur des méchants,» avant que cette question eût pris un caractère moral

(1) La philosophie Védanta, système brahmanique orthodoxe, faisait face à l'objection que d'autres philosophes tiraient contre la justice ou contre la bonté de Brahma, du fait que, parmi les êtres émanés, les uns, ce sont les dieux, sont heureux, les autres, à savoir les bêtes, misérables, tandis que les hommes ont des biens et des maux en partage. La réponse (qui n'a pu venir qu'à l'époque tardive des polémiques) s'appuyait sur ce que tous les individus de ces trois sortes recevaient, lors de chaque renouvellement du monde, le lot dû à ses mérites ou démérites antérieurs, la série des mondes successivement émanés du sein de Brahma n'ayant point eu d'ailleurs de commencement (Colebrooke, Essais sur la philosophie des Hindous, trad. de G. Pauthier, p. 179). Voyez ci-dessus, p. 94.

bien déterminé, ce qui ne pût être que sous l'influence de la révélation mosaïque et du prophétisme, on peut dire que l'optimisme était promis à toute doctrine qui se formerait dans le sens marqué par les religions des tribus sémitiques. Parmi les dieux auxquelles ces tribus rendaient un culte, il y avait toujours, chez chacune d'elles, un dieu spécialement protecteur. La faveur de ce dieu était assurée à son adorateur fidèle, à l'exécuteur de ses commandements, l'extermination annoncée à ses ennemis; et sa puissance ne pouvait être mise en doute. Ajoutons qu'en dépit des croyances polythéistes, c'était l'usage constant de chaque culte en particulier d'envisager son dieu comme s'il existait seul, quand c'est à lui que l'on s'adressait, et d'élever ses attributs à l'absolu. Or la volonté du dieu, c'est le bonheur de son peuple, en tant que ce dernier remplit ses devoirs envers lui; c'est donc le bien même, qui, à ce point de vue étroit, ne s'en sépare pas. Imaginons maintenant que la vue s'étende et se généralise, et que la pensée de l'obligation de l'homme devienne plus morale; le dieu sera un dieu qui veut la justice; ses commandements seront des commandements moraux; ils s'adresseront à toute personne; de l'obéissance que chacun leur prêtera ou leur refusera, les biens ou les maux de la vie seront pour lui la conséquence; enfin la justice sera la loi du monde, et le monde sera un monde bon, créé par un dieu bon, sous cette condition de la moralité ou bonne conduite des hommes.

Ceci nous explique que la révélation mosaïque ait compris une règle de vie, une législation et un plan de société, en même temps qu'un enseignement sur l'essence de Dieu. Mais le peuple d'Israël ne put ni réaliser l'idéal de la Loi, ni renoncer jamais à le poursuivre, quoique les faits ne confirmassent point ce que ses prophètes ne cessaient de lui répéter: à savoir que le bonheur des individus et la prospérité du Peuple se mesuraient sur le degré de leur soumission à la volonté de Jéhovah. Il souffrit et périt finalement de son effort pour se séparer des nations, et son culte de leurs cultes. Mais cette histoire tragique obtint son fruit; durant le cours de ses longues péripéties, le sentiment du mal et la dure épreuve de l'impuissance opposaient à l'optimisme inébranlable de la nation, toujours confiante en son dieu et attendant de son secours miraculeux la victoire sur ses ennemis et la domination de la terre, un enseignement pessimiste qui servit de préparation à une seconde révélation pour accomplissement de la première.

Ce fut la promesse d'une intervention de Dieu lui-même pour juger les hommes et établir son Royaume avec les bons. L'espérance prévalait donc toujours, sur le fond de pessimisme réclamé par un juste jugement du train des choses terrestres. La vie et la société réglées, la terre transformée restaient la fin poursuivie comme Royaume des cieux. Le sujet de la révélation nouvelle était la condamnation de ce monde, c'est-à-dire de ses errements et des péchés des hommes, cause de tout mal, mais en même temps la glorification de la vie sainte, le salut annoncé aux hommes de foi et de bonne volonté.

Dans une ligne opposée des religions, là où le brahmanisme devait aboutir à la révélation bouddhique, à la répudiation de la vie et de l'existence au nom de la connaissance réfléchie et de la vraie science des choses, la conception de l'univers et le sentiment du mal étaient bien différents. Point de dieu personnel et créateur, de dieu juste, attentif à son œuvre, rétribuant ici-bas les actions des hommes selon qu'ils observent ou violent ses commandements; au contraire, un dieu d'où tout descend et où tout retourne fatalement pour enfin se confondre en un commun néant d'individualité et de conscience; sous ce dieu, des multitudes de dieux, voués comme les hommes à la vie des passions, ignorant la justice; des âmes émanées que gouverne une loi universelle, sous le régime de laquelle elles n'ont à compter que sur des vicissitudes sans terme ni garantie, jusqu'au moment de leur effacement par la rentrée dans le principe d'indistinction; un cercle des transmigrations qui ne peut promettre l'exemption de douleurs, ni seulement la stabilité, même aux plus avantagées des âmes occupant, selon la mesure de leurs vices, des stages tantôt plus haut, tantôt plus bas dans l'existence, mais toujours sous l'empire de la crainte de tomber aux pires conditions; enfin, la seule perspective sûre qu'une âme religieuse puisse s'ouvrir en un tel univers la rentrée volontaire, à l'aide de pratiques ascétiques, au sein de l'Inconscient d'où peut-être il eût mieux valu ne pas sortir. La révélation que doit susciter cette vision des choses, en un esprit profond et de grande bonté, c'est ce dernier enseignement même, dégagé de l'imagination d'un Brahma, qui n'est qu'un nom; c'est la doctrine qui déclare la douleur inséparable de l'existence, et l'existence le principe du mal, découvre le caractère illusoire des fins proposées à l'être conscient, et con

duit par la méditation un Bouddha, un homme éclairé sur la vraie nature du monde, à la grande pitié pour les créatures, et au parfait renoncement à soi-même. Cet homme sauvé fera un effort, avant de s'éteindre volontairement, pour conduire les êtres au salut dont il sait le chemin.

Le salut, tel est le mot de toute révélation, parce que la connaissance du mal en est le principe. L'esprit du révélateur, dans l'indépendance de sa réflexion sur les données de l'expérience, suivant son dictamen interne et jugeant librement du bien et du mal de la vie, de ses conditions, et de ce qui serait la perfection du sentiment et de la volonté, reconnaît la voie à suivre pour échapper à l'étreinte du mal. Cette idée de la voie est corrélative à celle de salut. Un terme consacré du bouddhisme s'y rapporte spécialement le véhicule, le moyen de transport, au lieu du but à atteindre. La même idée trouve sa place dans la terminologie chrétienne, comme on le voit dans cette formule des trois premiers Évangiles, Le chemin de Dieu dans la vérité, et dans cette autre, où le quatrième évangéliste, d'un goût toujours plus porté au symbolisme, applique au révélateur lui-même ces qualifications de vérité et de chemin : Je suis le Chemin, la Vérité et là Vie.

Ce chemin est celui qui mène au Père, à la Maison du Père, idéal du séjour de justice et de félicité, de la société parfaite et du gouvernement parfait, idéal de la vie, opposé, et le seul qui puisse l'être, au but désespéré de la doctrine qui renonce à séparer l'existence de la douleur et cherche un refuge dans l'extinction du sentiment. Ce gouvernement parfait a pour symbole, il est vrai, la famille, l'ordre domestique, la direction paternelle, non la cité des égaux sous la sainte loi de la conscience. Quand Pierre demande à Jésus ce qui reviendra à ses disciples d'avoir tout quitté pour le suivre, Jésus répond à tous, car ils ont tous la même pensée : « Je vous dis en vérité que, dans la palingénésie, lorsque le Fils de l'Homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous aussi qui m'avez suivi, vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël »; et il ne leur dit point que, parmi ceux qui auront part à la large rémunération dans la vie. future, il n'y aura ni premiers ni derniers, mais bien que « beaucoup qui sont des premiers seront des derniers, et des derniers les premiers » (1).

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(1) Matt., XIX, 27-30. Le dernier trait est commun aux trois Évangiles synoptiques; celui des douze trônes ne se rencontre pas dans le second

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Si la révélation d'une société de justice parfaite et d'ordre spontané des volontés bonnes, sans aucune hiérarchie de pur commandement et de pure obéissance, eût été possible, mais nous ignorons si l'imperfection de la nature humaine terrestre et la conduite divine de l'univers admettent cette hypothèse religieuse qui paraît être celle du Règne des fins, dans la philosophie de Kant, c'est à la nation grecque, dans l'antiquité, qu'il eût été donné d'en préparer l'avènement et d'en voir paraître l'auteur. Mais les Grecs, en la conception religieuse, originale chez eux, de l'univers, ne se sont pas élevés au-dessus de la pensée de l'antagonisme des forces, et de l'harmonie comme résultat de la lutte. L'idée de la création divine ne leur a été accessible que sous la forme d'une démiurgie, d'une mise en ordre d'éléments éternels et chaotiques. Le monothéisme absolu leur est venu du dehors, à une époque ou leur fécondité intellectuelle épuisée ne se témoignait plus que par de pauvres arguties sur des données de métaphysique réaliste pour arriver à le concilier avec la divinité d'un révélateur humain. Quant à l'idéal social, leurs plus grands philosophes avaient fait des efforts pour tracer le plan d'une société parfaite, mais on ne peut dire que la justice et l'égalité, qui sembleraient avoir dû les guider avant tout, y fussent respectées. Les idées d'unité de l'espèce humaine, d'unité politique et de paix universelle leur étant étrangères, il est clair que cet idéal ne devait pas non plus s'offrir à eux pour celui d'une vie future et d'un royaume des cieux. C'est pourquoi les Grecs et les Gentils de toutes races, à l'Occident, durent accepter la révélation de la Vérité et de la Vie, qui leur venait de Jérusalem.

L'antiquité tout entière ne nous offre ainsi que deux révélations celle du désespoir, le bouddhisme, et celle de l'espérance en l'avenir divin du monde et de l'homme, le christianisme; mais nous pouvons regarder le mosaïsme tout entier comme formé d'une suite de révélations solidaires et partielles allant de Moïse, à travers les Prophètes, jusqu'à la révélation chrétienne. Dans le mazdéisme, religion qui remonte presque au berceau des Aryens, nous n'avons pu trouver le caractère certain d'une révélation

Évangile et pourrait être récusé pour cette cause. On le trouve dans le troisième à une place (Luc, xx, 27-30) différente de celle (ibid., xvi, 18-30) qui est parallèle des deux autres (Matt., xix, 16-30 et Marc, x. 17-31), et la satisfaction promise à l'ambition des disciples y est exprimée en termes encore plus forts.

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