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avec la spéculation partout panthéiste des orthodoxes védantins, ils ne s'éloignaient guère au fond de ces derniers, qui les toléraient, les réfutaient de leur mieux et ne les persécutaient point, que l'on sache. Théisme et panthéisme étaient réellement la même chose, sous la conception suprême, qui les enveloppait également, du développement nécessaire de l'éternelle substance. Lors donc que l'on constate l'athéisme de la révélation bouddhique, et qu'on s'étonne de ce fait, parfaitement acquis, singulier dans une religion, il importe de remarquer que ce qui est exclu réellement par la doctrine bouddhique, c'est le panthéisme, c'est l'idée de l'évolution éternelle, entraînant fatalement toutes les âmes, et de l'inéluctabilité du mal pour les créatures. A cet égard le Bouddha ne se sépare pas moins de la philosophie des Sankhyas que de celle des brahmanes orthodoxes, l'une et l'autre comprises dans ce qu'on peut appeler le substantialisme évolutioniste.

Eugène Burnouf, autorité sans égale en ces matières, résume en peu de mots très clairs la capitale différence du Bouddha, par rapport à ses antécédents des deux genres : « sa doctrine se place en opposition au brahmanisme comme une morale sans Dieu et comme un athéisme sans Nature. Ce qu'il nie c'est le Dieu éternel des brahmanes et la Nature éternelle des Samkhyas >> ajoutons et la réalité de l'émanation sous l'une comme sous l'autre forme. - « Ce qu'il admet, c'est la multiplicité et l'individualité des âmes humaines des Samkhyas, et la transmigration des brahmanes » — que les Samkhyas recevaient également. « Ce qu'il veut atteindre, c'est la délivrance ou l'affranchissement de l'esprit, ainsi que tout le monde le voulait dans l'Inde. Mais il n'affranchit pas l'esprit comme faisaient les Samkhyas en le détachant pour jamais de la Nature, ni comme faisaient les brahmanes en le replongeant au sein du Brahma éternel et absolu; il anéantit les conditions de son existence relative en le précipitant dans le vide, c'est-à-dire, selon toute apparence, en l'anéantissant (1). »

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C'est une espèce de vide aussi, à notre point de vue, que l'état de l'âme rendue à sa pure essence, privée d'action et de qualités, dans la doctrine Sankhya. En cela, cette doctrine, regardée généralement comme antérieure au bouddhisme, passerait à bon droi pour un de ses facteurs; mais il faudrait qu'elle-même eût assi

(1) Introduction à l'histoire du buddhisme indien, p. 520. Conf. ibid., p. 211. - En l'anéantissant, c'est un point qui sera discuté plus loin.

milé l'âme détachée de la Nature à un rien pur, auquel la Nature créatrice ne pourrait plus joindre désormais la personne subtile, ce linga, ce corps des attributs qui la rappellerait à l'existence. Il est pour le moins douteux qu'elle l'ait fait. Il faudrait encore que la délivrance de l'âme n'eût pas été regardée comme une possibilité réservée à des âmes privilégiées, élevées dans la science des brahmanes; et il est probable, au contraire, que l'orgueil de la science et le privilège de la caste entraient dans l'esprit de cette philosophie. Il faudrait enfin que « la négation de la Nature éternelle des Samkhyas », ainsi que s'exprime Burnouf, eût été impliquée dans la doctrine Sankhya elle-même, bien interprétée. Nous avons vu que cette interprétation nihiliste, l'idée de l'évanouissement de la Nature, au moment où l'âme qui cesse d'assister à ses jeux se sépare d'elle, pouvait en effet s'attacher à un passage curieux de la Sankhya-Karika; et nous avons remarqué que la doctrine en ce cas devait prendre un caractère moniste. Mais ce monisme est peu probable, n'étant nulle part affirmé, mais bien plutôt exclu par un concept éminemment individualiste des âmes. Toutes ces raisons diminuent pour nous la parenté des philosophies de l'Inde, et de la Sankhya, la plus voisine de toutes, avec la philosophie bouddhique. Cette parenté ne laisse pas de subsister en plusieurs points considérables; mais la religion bouddhique est essentiellement autre chose qu'une philosophie rationnelle et à prétentions scientifiques. Elle a son origine dans la morale.

LIVRE QUATRIÈME

LES RELIGIONS AUX ÉPOQUES TERTIAIRES. LE BOUDDHISME.

CHAPITRE PREMIER

Idée générale d'une révélation.

L'époque tertiaire du développement religieux des nations est celle où elles rattachent leur foi à des révélateurs humains, auxquels elles peuvent sans doute attribuer des dons ou des connaissances supérieurs à ceux de l'humanité commune, mais hommes réels néanmoins, et qu'il faut distinguer profondément des révélateurs mythiques, tels que les auteurs supposés des livres sacrés du brahmanisme. Une révélation a toujours sa raison d'être en des croyances antérieures; elle les modifie plus ou moins, ou même les renverse et les remplace; mais son caractère consiste en ce que, n'étant semblable ni à l'une de ces religions qu'on regarde comme des produits spontanés d'imagination et de foi populaire, faute de pouvoir les rattacher à leurs initiateurs réels (époques primaires), ni à ces constructions dogmatiques qui sont ordinairement l'œuvre des sacerdoces (époques secondaires), elle est le fruit d'une inspiration individuelle et se propage par un apostolat à travers beaucoup d'obstacles et de résistances. Après son établissement elle devient à son tour un objet d'interprétation, de spéculation, donne lieu à des institutions plus ou moins durables, subit de graves altérations, et tente, non sans de grandes difficultés, de revenir à ses sources (phénomènes historiques de protestantisme).

Ces trois moments d'une religion peuvent se résumer ainsi : moment de la coutume, où les inspirations et initiatives individuelles, quoique réelles et certainement aussi considérables que jamais, sont indiscernables pour l'historien et le critique; moment où se produisent les spéculations et constructions sur les idées reçues de la coutume, et où viennent les institutions religieuses fixes, sur des fondements d'autorité constituée, opposant aux inspirations nouvelles et aux innovations la force sociale, autant que cela se trouve possible; moment où la conscience, la vie la plus intense et la liberté rentrent dans la religion par des prophètes ou des révélateurs. Il arrive alors que le travail collectif s'applique aux nouvelles données, que des coutumes se reforment et tendent à s'imposer. Mais un très grand résultat est atteint et se conserve: la religion, avec quelque puissance que l'autorité s'y puisse rétablir, reste essentiellement proposée à la conscience individuelle. Elle a eu dans la foi son origine, elle reste une chose de foi, de foi libre. Quand ses chefs voudront faire d'elle une chose de contrainte, c'est la foi qu'ils auront à contraindre.

La révélation se distingue de la connaissance, de la découverte et de la preuve, en ce que son objet ne se présente pas à l'affirmation comme pouvant être atteint et reconnu par toute personne qui se livrera à des observations ou à des expériences, ou qui suivra un certain ordre de raisonnements, et parviendra à une conclusion sans avoir admis d'autres données ou d'autres principes qu'il n'y en a déjà d'établis dont on ne doute pas, dont on ne croit pas pouvoir douter. Il faut que cet objet soit nouveau ou envisagé sous un jour nouveau et surprenant, non de ceux dont la croyance est accoutumée ou traditionnelle, quelle qu'en soit l'origine, mais dont, au contraire, la coutume et la tradition semblent exclure la possibilité et rendent l'affirmation scandaleuse. C'est ainsi que le monothéisme hébreu, introduit dans le monde sémitique par une suite de prophètes inspirés, en opposition avec les coutumes et les tendances du gros de leur propre nation et de toutes les nations environnantes, s'est imposé par l'ardente prédication d'une parole révélée à la masse des peuples aryens voués de temps immémorial à la mythologie polythéiste.

Sur quelle autorité peut s'appuyer un révélateur, s'il n'invoque ni le raisonnement ni l'expérience pour s'écarter dans ses décisions et dans ses préceptes des vérités acquises et universellement

crues? Prétendra-t-il qu'il possède la science, sur un titre nouveau, et comptera t-il sur la force propre de ce principe du savoir, communiqué à ses auditeurs? C'est bien ainsi qu'a paru ou prétendu s'adresser au monde brahmanique l'enseignement du Bouddha, c'est-à-dire de l'Éclairé, du savant par excellence, succédant aux philosophes et maitre de leurs lumières, annonçant leur conclusion suprême. A ce moment, une révélation positive sortait ainsi d'une bouche d'homme et tentait de se substituer à l'autorité traditionnelle des révélations qu'on attribuait aux êtres mythologiques, ces prête-noms de l'œuvre collective inconsciente de l'antiquité védique. Ce ne sont pourtant pas les formules honorées du titre de science par les contemporains du Bouddha, ce n'est pas le prestige du nom que donna à Çakyamouni la foi de ses adhérents, ce n'est pas cela qui fit de lui le révélateur. Pas plus la théorie bouddhique des douze causes, supposé qu'elle remonte jusqu'à lui, que les seize articles de la preuve et de la chose à prouver du Nyaya, n'aurait eu la vertu de fonder une religion. Les théories n'ont jamais été que l'origine de systèmes controversés et variables. S'il était vrai que la doctrine de l'évolution qui pénètre les esprits à notre époque, portât dans ses flancs la semence d'une nouvelle religion, comme plusieurs le croient, ce ne sont pas les Premiers principes d'un philosophe qui passeraient avec leurs conséquences soi-disant scientifiques dans le domaine. durable de l'esprit humain, de même que ce n'est pas d'un prétendu système de conciliation de la Science et de la Religion dans l'unité de l'Inconnaissable, que pourrait naître une foi. Les croyances religieuses passent de l'âme à l'âme par la vivante autorité d'un penseur qui n'enseigne en réalité que ce qu'il doit de convictions à sa réflexion profonde sur le commun savoir de son temps, et devant le simple spectacle de la vie et des hommes.

Mais qu'est-ce que cette autorité d'une personne ? où en voit-on le fondement? Les hommes disposés à en reconnaître une ont été naturellement portés presque partout à lui chercher une garantie ou une confirmation dans l'idée où ils se complaisaient d'une communication du révélateur avec les puissances célestes ou invisibles. Appartenant lui-même à cet ordre divin, ou tout au moins informé ou inspiré par un dieu, il lui fallait, pensait-on, ce titre au-dessus de l'homme pour que sa parole pût être crue par-dessus celle de tout autre homme et contre le témoignage constant des générations écoulées. Si l'hypothèse de la participa

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