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celle du même. » La suite de ce morceau offre des difficultés d'interprétation où nous n'avons point à entrer, mais dont nous pouvons dire que le caractère exclut encore plus évidemment, si c'est possible, l'idée d'une opération effective. « Lors donc (ainsi conclut le narrateur) que toute la composition de l'âme fut achevée suivant la volonté de son auteur, alors il forma au dedans d'elle tout le monde des corps, et l'unit harmoniquement à elle, en faisant coïncider le centre du corps avec celui de l'âme. Et l'âme répandue partout depuis le centre jusqu'aux extrémités du ciel, l'entourant extérieurement de toutes parts et tournant sur ellemème établit le divin commencement d'une vie perpétuelle et sage pour toute la suite des temps. Ainsi furent formés le corps visible du ciel, et l'âme, invisible, mais participant à la raison et à l'harmonie des êtres intelligibles et éternels, produite par l'être le plus parfait et elle-même la plus parfaite des choses produites (1).

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L'âme étant, d'après cela, étendue, figurée et mobile, tandis que le même et l'autre sont des idées pures, et l'essence mélangée une idée, comme ses ingrédients, il nous parait clair que la composition de l'âme n'est rien qu'une manière d'exprimer la nature du monde. animé comme possédant à la fois l'unité et la diversité. Le même et l'autre, qui correspondent à la monade et à la dyade des pythagoriciens sont unis fictivement par une essence intermédiaire qui semble faciliter le rapprochement, quoiqu'elle le suppose. Tout cela revient à poser l'être de l'âme comme l'un-multiple, et la division ternaire sert à Platon à donner un corps à la distinction psychologique de trois modes de l'esprit quant à la connaissance l'opinion (655x) qui appartient à l'essence divisible, l'intelligence (vénois), propriété de l'essence indivisible, appliquée aux idées pures, et la science (otu) dont l'objet réside dans les idées mathématiques, intermédiaires, comme l'essence moyenne, entre le sensible et l'intelligible.

L'âme du monde étant ainsi constituée, le démiurge de Platon en prend une partie dont il forme les âmes diverses des dieux. sidéraux. Il fournit ensuite à ces dieux la semence des âmes immortelles des animaux (qu'il tire de la même essence, moins pure seulement), afin qu'alliant à chaque âme immortelle deux âmes mortelles, l'une irascible et l'autre concupiscible, et des corps

(1) Platon, Le Timée, trad. de Th.-H. Martin, t. I, p. 97-99.

dans lesquels ces trois âmes s'unissent, ils fassent germer et naître dans leur sein ces individus, égaux entre eux à l'origine et sans aucun sujet de plainte ou d'envie. Ce premier état de chaque animal, sur chacun des astres divins chargés de les produire, est l'état humain, le plus capable de tous d'honorer la divinité. Il est divisé en deux sexes, de perfection inégale. Le démiurge, en confiant aux astres cette partie de la création du monde, leur déclare sa loi, qui consiste en ce que, sujets aux sensations et aux passions à provenir de leur nature corporelle et des modifications de leurs corps, les animaux humains subiront après leur mort des transformations en rapport avec les mœurs qu'ils se seront faites. S'ils ont observé la justice, c'est-à-dire triomphé de leurs passions, ils revivront dans l'astre dont ils sont originaires et partageront sa félicité; s'ils ont vécu injustement, ils reviendront comme femmes à une seconde naissance, et, de vie en vie, s'ils continuent à déchoir, ils prendront des formes animales de plus en plus basses et relatives à leurs goûts. C'est en vertu de cette loi que les oiseaux sont descendus de ces hommes innocents et légers qui ne jugent de rien que par la vue; les bêtes sauvages, de ceux dont la deuxième âme, l'âme irascible, a dominé le caractère. Le nombre des pieds de l'animal mesure le degré de l'abaissement; les rampants qui se trainent à terre n'ont même plus besoin d'en avoir. Les poissons et les mollusques descendent des âmes ignorantes et stupides, indignes de respirer un air pur. C'est encore ainsi, conclut Platon, que « maintenant encore tous les animaux se transforment d'une espèce en une autre suivant qu'ils perdent ou gagnent en intelligence ou en stupidité ». Ces mots sont suivis de la conclusion générale de l'ouvrage :

« Voilà comment a été produit ce monde qui comprend tous les animaux mortels et immortels, et qui en est rempli; cet animal visible, dans lequel tous les animaux visibles sont renfermés; ce Dieu sensible, image de l'intelligible, ce Dieu très grand, très bon, très beau, ce ciel un et unique (1).

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Les commentateurs modernes de Platon ne semblent pas aussi frappés qu'ils devraient l'être des rapports généraux de cette doctrine avec le brahmanisme; elle n'en diffère essentiellement qu'en ce que l'œuvre démiurgique y remplace l'éternité du monde

(1) Platon, Le Timée, trad. de Th.-H. Martin,

(du monde animé et ordonné). Il est vrai qu'on n'a pas coutume de regarder comme tout à fait sérieux le système des transmigrations dans le Timée, malgré la place importante qu'il y occupe, moralement ex æquo avec les autres dogmes. Mais alors quelle raison de porter un autre jugement de cette étrange création de l'âme pour laquelle le démiurge prend et proportionne les parties du même et de l'autre (en poids ou en volume?) et forme des sortes de masses d'où se doivent tirer des êtres individuels et immatériels? et si la physico-chimie des âmes n'est qu'un mythe, pourquoi l'opération elle-même et pourquoi le démiurge seraient-ils des réalités? Qu'on veuille bien réfléchir au peu de vraisemblance de ces imaginations considérées d'un point de vue réaliste, et au caractère de poète en philosophie si saillant chez leur auteur, on croira volontiers avec nous que la doctrine du Timée était, dans la doctrine de Platon, la religion de la République de Platon, de même que la fiction de l'Atlantide qui sert d'entrée en matière au Timée était une légende imaginaire des plus antiques traditions des Athéniens, destinée à servir d'histoire ancienne aux citoyens de la République de Platon en supposant la fondation de cette république (1). Il est logique, en effet, que ces hommes d'une société a priori, auxquels le législateur veut interdire la poésie, ce qui signifie abolir chez eux la mémoire de leurs anciens mythes, qui forment avec leur religion et leur histoire nationale un tout indissoluble, reçoivent de lui, en échange, une religion systématique et une histoire romanesque, composées pour leur édification. On sait que le dialogue du 7imée est la suite de celui de la République.

S'il est vrai que la doctrine de la création démiurgique n'a été pour Platon qu'une hypothèse servant de base à une construction de religion symbolique avec développements dans le mode de Pythagore; et si les néoplatoniciens, en leur syncrétisme, ne se sont du moins pas trompés en cela qu'ils ont regardé l'émanation comme la meilleure interprétation de la théorie des idées pour la descente du monde intelligible de degré en degré jusqu'au monde sensible, le démiurge n'étant plus que le nom d'une idée hy

(1) C'est un fait curieux, que la fable de l'Atlantide, manquant son but imaginaire, qui était de créer pour Athènes neuf mille ans de fictive antiquité héroïque, ait atteint cet autre résultat de faire chercher aux savants modernes la place de la grande île submergée !

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postatique à laquelle ne s'appliquent qu'improprement les qualités d'agent et de cause, il reste toujours que Platon, donnant un sens moral à l'esprit ordonnateur d'Anaxagore, a introduit dans l'hellénisme l'idée morale du dieu créateur, du « Père de l'univers », de celui qui étant bon et irréprochable, a voulu que toutes choses devinssent autant que possible semblables à luimême (τούτου δ ̓ ἐκτὸς ὤν πάντα ὅτι μάλιστα γενέσθαι ἐβουλήθη язрзяλhσια EXUт). Et une telle conception de Dieu conduit naturellement au monothéisme, en dépit des dieux secondaires et démiurges en sous-ordre que les traditions mythologiques et astrologiques imposèrent à tous les philosophes théologisants de la Grèce, et à Aristote lui même. Mais l'idée véritable de la création, l'idée métaphysique, ne vint réellement qu'avec la formule ex nihilo, malgré l'inconvénient grave que cette expression avait et a gardé de sembler dire que quelque chose peut se tirer du néant, comme si le néant était quelque chose, et de donner lieu, par suite, à la rétorsion: Ex nihilo nihil fit, - parce qu'elle fut la seule qui permit de poser le premier pur commencement dans la volonté consciente.

On ne doit pas s'étonner que la création démiurgique n'ait obtenu aucun succès auprès des philosophes grecs; qu'Aristote et les stoïciens en soient restés très éloignés; que la Nouvelle Académie n'en ait fait aucun cas, et que les néoplatoniciens n'y soient revenus que nominalement. Anaxagore, premier auteur de celle doctrine, était au fond un évolutioniste l'action ordonnatrice de l'Esprit, dans le monde chaotique éternel, devait, selon lui, probablement n'avoir commencé que fictivement avec un reculement de perspective indéfini; et elle devait être sans fin. Cette doctrine ne différait de celle des anciennes cosmogonies que par la substitution d'un principe formellement intelligent à un principe ou matériel ou symbolique. Il n'est pas bien sûr non plus que le vous fût Dieu, pour Anaxagore; car cette opinion n'est émise que par des auteurs postérieurs. Mais quand le démiurgisme se présenta sous cette forme, supposé qu'on dût la prendre au sens propre : un monde chaotique sans commencement, et un dieu pour faire passer le chaos à l'état de cosmos, on pouvait y opposer un dilemme assez fort pour lui ôter toute chance de se faire accepter. Ou bien, en effet, ce dieu était coéternel au monde; comment expliquer alors qu'il fût resté inactif pendant l'éternité, avant son opération? ou bien il fallait lui prêter

une origine, mais dans ce cas les causes qui avaient pu lui donner naissance pouvaient, avec égale raison, avoir produit la vie et les harmonies du cosmos, et les hommes et d'autres dieux tout aussi bien ; et le démiurge devenait inutile. La doctrine du commencement absolu des phénomènes de tout ordre se met seule au-dessus de cette objection.

Il n'en est pas de la doctrine de l'immortalité de l'âme, comme de celle du démiurge; il faut la regarder comme positivement platonique, indépendante de l'hypothèse des transmigrations et de celle de la création des âmes par une mixture des idées du même et de l'autre. Les arguments directs de Platon sur cette question, bons ou mauvais qu'ils semblent aujourd'hui, ne permettent aucun doute sur la pensée du philosophe. La thèse des sanctions de la morale dans une vie future revient aussi trop souvent et avec trop de force dans les dialogues pour qu'il soit possible de la séparer de leur partie dialectique et de la théorie des idées. Cette théorie elle-même est liée à la plus importante des preuves avancées par Platon en faveur de l'immortalité et de la vie antérieure de l'âme, et à celle de toutes qui n'a rien perdu de son intérêt; car les idées peuvent y être considérées de la manière qu'elles le sont dans la philosophie moderne, c'est-à-dire par rapport à la conscience seulement, et non point en soi, comme les prend Platon. C'est de la théorie de la réminiscence des idées qu'il s'agit. Cette théorie, grande nouveauté dans la psychologie, quand elle parut, est en réalité la première forme sous laquelle s'est montrée la doctrine des notions a priori, opposée à l'opinion régnante de leur origine empirique, de leur perception par les sens. Les idées innées, les concepts de l'entendement, les formes générales de la sensibilité, les catégories de la pensée, les différentes manières d'exprimer cette thèse : que la sensation, qui en est l'occasion de se produire, par elle-même ne les contient pas et ne peut les donner, tout cela n'est, pour ainsi dire, que des succédanés de la thèse de Platon, montrant, dans le Phédon et dans le Ménon, que les idées générales ne se cherchent pas comme si elles étaient inconnues, ne se trouvent pas comme si elles l'avaient été jusque-là, ne se communiquent pas, ne s'enseignent pas, à proprement parler, mais s'éveillent comme dans une mémoire, et sont rappelées par les circonstances, naturelles ou provoquées, dans lesquelles elles trouvent leur application. La science (l'acte

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