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PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

DE L'HISTOIRE

LIVRE DEUXIÈME

(SUITE)

LA SCIENCE, LA MÉTAPHYSIQUE ET LA MORALE DANS L'ANTIQUITÉ

CHAPITRE XIII

Psychologie et morale de Platon.

Les premiers philosophes grecs qui procédèrent de Socrate, mégariques, cyniques, cyrénaïques, tous, à la réserve de Platon, empruntérent du maitre la renonciation à la Science du monde. En ces écoles dont la morale fut l'unique ambition, chacun prit à vrai dire le principe de l'éthique dans son humeur personnelle, admettant au surplus l'eudémonisme, fondement commun et entre eux incontesté. Platon seul accepta dans toute son ampleur l'héritage socratique, c'est-à-dire la recherche de la science du monde moral, que Socrate avait entreprise d'autant plus résolument qu'il abandonnait celle du monde physique comme hors de notre portée. Mais Platon ne borna pas ainsi son investigation. De l'étude des notions morales, de la tentative de les définir et de les classer, il passa à la recherche de leur essence, de l'essence des idées en général, de leur rapport à l'âme, enfin de la nature, de la condition, de l'origine des âmes. C'était toute une philosophie dogmatique qui revenait ainsi, dogmatique avec la circonstance singulière et caractéristique de ce génie, que les dogmes ne s'of

fraient à lui qu'engagés pour ainsi dire dans des controverses qui demeuraient libres, et plus semblables en eux-mêmes à des hypothèses spécieuses qu'à des vérités affirmées, ou à des symboles qu'à des explications physiques des choses.

Pour prendre une idée exacte de la morale de Platon et de sa psychologie humaine, nous disons humaine pour la séparer de la doctrine démiurgique de l'Ame et des âmes, dans le Timée, -nous ne saurions mieux faire que d'analyser la partie du dialogue de la République dans laquelle le philosophe socialiste déduit la théorie de l'homme et des vertus d'une théorie de la société et des fonctions sociales.

Après d'intéressantes controverses sur les difficultés d'une définition de la justice, et de la conciliation de l'idée du juste avec les idées de l'utilité et du bien, ainsi que de l'accord de sa pratique avec le bonheur, chez celui qui la possède, Socrate, personnage du dialogue, propose d'entreprendre l'étude de cette vertu sur le théâtre social où sa nature et ses applications se discerneront plus facilement que sur le théâtre individuel. Cela fait, on pourra descendre à ce dernier et tirer des conséquences. L'exposition de l'utopie de la République sous la direction du magistrat philosophe occupe les livres suivants. L'analyse de l'auteur lui permet de définir quatre vertus fondamentales de la société idéale. La sagesse (opóvnois) gouverne l'État en ce qui touche la conduite générale des affaires, qui appartient aux magistrats; c'est en eux qu'elle réside. La force (avòpeíz) y est établie comme vertu conservatrice des maximes que l'éducation a inculquées spécialement aux guerriers; elle est la teinture ineffaçable de leur âme. La tempérance (owpposúvr) est, dans la République, une harmonie imposée aux passions, pour la réalisation de laquelle la partie supérieure de l'âme commande à la partie inférieure; de même les sages à ceux qui doivent obéir. Entre les gouvernants et les gouvernés siège cette concorde partout répandue, et non plus affectée à une certaine classe en particulier, qui est la tempérance. Ainsi la justice (dxzooúvr) règne, elle accomplit l'unité des quatre principes dans la Vertu c'est par son influence que chacun se tient dans les bornes de sa fonction. L'injustice, en effet, consisterait dans l'empiétement de quelques-uns sur les fonctions ou les attributions des autres; la justice, son contraire, doit résider dans un État où chacun ne fait que ce qui est de sa compétence.

La justice étant ainsi définie dans le grand, il reste à la découvrir dans le petit, dans l'individu. Notons d'abord, dans l'âme individuelle, les trois autres parties qui répondent aux trois ordres de la République. Ce sont certainement trois parties différentes, que la cognitive, l'irascible, et celle qui se porte aux intérêts de la vie matérielle et aux plaisirs; car les contraires ne peuvents'identifier dans un même sujet, sous le même rapport, et cependant le même homme peut éprouver un désir et combattre par la raison l'appétit sensible; et cette force qui combat, le courage, est aussi quelque chose de distinct de cette raison. Il y a là trois principes dont l'un gouverne l'autre par l'intermédiaire du troi. sième, ainsi qu'il y a trois ordres dans l'État : les magistrats, les guerriers et les hommes voués à l'intérêt. La détermination de la justice relativement à l'individu nous vient ainsi d'elle-même : l'homme sera juste, comme la République, quand les trois parties. dont se compose son âme seront équilibrées, harmonisées, chacune à sa place et dans ses vrais rapports avec les autres. Sage, courageux, tempérant, un tel homme satisfera nécessairement aux obligations qu'implique pour nous l'idée de justice.

Ainsi, dit Platon, la justice nous est connue dans l'État bien constitué, puis dans le sujet de l'État. L'injustice est une sédition qui trouble, dans l'un et dans l'autre, l'ordre des parties justement ordonnées. La sagesse, qui est science et prudence, l'opinion qui est ignorance engendrent respectivement le Juste et l'Injuste. La vertu est la santé, la beauté et l'harmonie de l'âme; la vie est difformité et maladie. La forme de la vertu est une, celle du vice est sans nombre. Toutefois les gouvernements vicieux peuvent se ramener à quatre genres, comme on le verra tout à l'heure. Le gouvernement juste n'en admet qu'un au fond, par cette raison, que, soit monarchique, soit aristocratique, aux mains d'un seul ou de plusieurs, il aura toujours les mêmes lois fondamentales pourvu que son chef ou ses chefs aient reçu l'éducation du magistrat philosophe telle qu'il la faut dans la république parfaite (1).

Ainsi Platon ne demande pas la définition de la justice aux idées naturelles et rationnelles de droit et devoir; il ne la demande pas à la notion de l'obligation, encore moins aux sentiments de sympathie ou de bienveillance universelle, mais au conformisme

(1) Platon, La République, livre IV.

de l'individu par rapport à un établissement social fondé a priori; et ce conformisme, il entend l'assurer chez tous par l'éducation, le maintenir par l'autorité, l'habitude et la force. Il est vrai que cette autorité est pour lui celle de la science; vraie ou fausse qu'elle soit, n'ayant pas de moyens propres de lui assurer l'obéissance des hommes, il est forcé de supposer des circonstances accidentelles et improbables, et une sorte de coup d'État philosophique, pour ouvrir des chances d'établissement réel à la société idéale.

Pour achever sa théorie de la justice, fondée sur la comparaison de l'harmonie dans l'âme humaine et de l'harmonie dans l'État, Platon développe un intéressant système des révolutions politiques. En cherchant comment la République dégénère, et, rapprochant de chaque forme de gouvernement le caractère humain qui doit y correspondre, il arrivera, pense-t-il, en suivant les progrès de la corruption, à se former une idée de l'Injuste par excellence, et par là du Juste, son contraire. Mais comment la République parfaite par hypothèse peut-elle déchoir? La Muse interrogée répond à cette question délicate que toutes les choses. humaines et divines sont sujettes à des révolutions périodiques. Un jour viendrait donc, en une telle république, où, un moment défavorable ayant été choisi pour donner des enfants à l'État, le naturel humain se trouverait en défaut et le pouvoir ne serait plus aux mains des vrais philosophes. Alors l'éducation se corromprait l'or, l'argent, le fer et l'airain se mêleraient pour former l'alliage humain. En pareille occurrence, l'ambition, tout d'abord, succéderait à la vertu, la divine aristocratie serait perdue.

Le premier degré de la dégénération est la timocratie: quand la sédition aura troublé l'État, la violence le dominera et l'avarice commencera à paraître; la gymnastique aura le pas sur la musique; les mauvais conseils de la mère et des serviteurs agiront sur l'esprit du fils de l'homme vertueux; les esclaves seront à la fois estimés trop haut et traités brutalement. Toutefois, quelques bons usages demeureront et le mal sera mêlé de bien. Tel est à peu près, dit Platon, le gouvernement de Sparte, qui passe pour le meilleur. On sait que cette prédilection pour l'oligarchie lacédémonienne fut très accusée chez l'Athénien Xénophon, disciple de Socrate, ainsi que Platon.

L'oligarchie est le second degré gouvernement des riches, do

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