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vainc, il n'y avait pas moyen de rien fonder de solide sur ce fonds qui se dérobe sans cesse. Une pareille objection, pour peu qu'on la poussât à ses conséquences, irait droit à rendre impossible l'existence de toutes les sciences expérimentales. Les plus certaines, en effet, s'appuient sur des phénomènes mobiles (tels que l'électricité, la lumière, le calorique). Fort heureusement cette variabilité n'exclut pas la règle: les faits sont mobiles, les lois sont stables.- Une objection analogue est encore tirée de la variabilité de l'utile. Il change, dit-on, de peuple à peuple, comme d'individu à individu.-Cette variabilité n'est point douteuse, et il faut en tenir un grand compte; mais elle a des limites. Les conditions favorables à l'existence et au développement des êtres, leurs rapports les plus essentiels ne changent point, non plus que leur nature en ce qu'elle a de constitutif. Depuis le commencement, telle plante est pour l'homme un poison, telle autre un remède. De même, telle conduite est utile ou funeste dans ses effets, quel que soit le degré de latitude.

Les faits économiques auxquels nous avons fait allusion. sont communs à tous les temps, à tous les peuples, et, si leur forme a beaucoup changé, ces changements ne sauraient affecter leurs lois qui dominent leurs formes. Il a pu être inévitable, vu l'état de profonde imperfection des sociétés, et par un effet des arrangements factices qui sont les suites nécessaires de la violence et de la conquête, que les lois économiques fussent méconnues comme les lois morales; il a pu arriver, et il est arrivé en effet fréquemment, que, soit ignorance, soit égoïste calcul, les formes imposées au travail et à l'échange fussent peu conformes à ce que prescrit l'observation des conditions les plus propres à augmenter leur fécondité dans le sens du plus grand bien général. Mais cela ne fait rien au fond des choses. Partout où règnent ces conditions essentielles, la richessé augmente. Partout où elles font défaut, elle ne se forme pas ou elle diminue.

En ce qui concerne la régularité des phénomènes économiques, nous savons qu'il est fort commun d'entendre parler de la guerre et de l'anarchie des intérêts; ce qu'on a le moins coutume d'y chercher, c'est l'ordre. La lutte en effet est à la surface, une lutte parfois acharnée et violente, qui ne laisse voir que la confusion; mais l'harmonie ne s'y cache-t-elle pas? Dans une société où les transactions s'opèrent librement, où quelque grande iniquité fondamentale n'altère pas la nature et le jeu de toutes les relations, le désordre ne serait-il pas un pur accident, ayant luimême un caractère utile à titre d'avertissement providentiel qui ramène à l'ordre plus ou moins promptement les imprudents qui s'en écartent? Sans entrer ici dans les preuves d'une assertion que toute la science économique établit, nous dirons seulement que deux raisons bien puissantes tendent à maintenir dans le monde des intérêts cet ordre que sur la foi d'une apparence mal débrouillée on se refuse à y reconnaître. La première de ces raisons, c'est que l'industrie de chaque producteur est intéressée à se mettre en rapport avec les besoins auxquels elle se propose de satisfaire. De là une tendance à l'harmonie entre la production et la consommation. La seconde raison, c'est que chacun est tenu d'ajuster ses travaux à ceux des autres hommes, sans lesquels il ne peut rien et dont le concours centuple la puissance individuelle. De là une tendance à l'harmonie dans les diverses parties de la production.

Il serait aisé de démontrer historiquement les assertions contenues dans ce chapitre touchant la régularité des lois qui président à la valeur.- Parmi d'autres preuves, l'impuissance cent fois constatée de tant de lois dites de maximum, qui prétendaient régler le prix des divers objets; celle de l'altération des monnaies, essayée à maintes reprises et qui en fin de compte n'a jamais réussi à les faire accepter par les peuples au delà de leur valeur intrinsèque; celle des diverses tentatives de papier-monnaie,

faites non-seulement en France sous l'ancienne monarchie et à l'époque de la révolution, mais dans la plupart des pays civilisés, démontrent à quel point la valeur est chose peu arbitraire, et qu'il y a ici comme partout, selon l'expression de Montesquieu, une nature des choses dont il faut savoir reconnaître les rapports nécessaires, et contre laquelle il est insensé de se mettre en révolte.

CHAPITRE II.

DÉFINITION ET MÉTHODE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE.

Nous avons suivi, pour établir. la légitimité de l'économie politique, la marche méthodique qui consiste à aller du concret à l'abstrait et du connu à l'inconnu. Nous sommes arrivés ainsi à constater qu'elle a un objet déterminé, observable, réductible à certaines lois. Il resterait maintenant à la définir avec plus de rigueur. Nous devons reconnaitre que c'est encore, dans l'état de la science, une tâche pleine de difficultés. Les limites rigoureuses de l'économie politique sont toujours un objet de controverse. Quelques écrivains y font rentrer toutes les espèces de travaux et de fonctions, et tous les genres de richesses, appelant de ce dernier nom tous les biens, même ceux de l'esprit et du cœur. Les autres n'y placent que ce qui est directement du domaine des intérêts matériels, tout en tenant compte de l'influence que l'état des idées, des connaissances, des habitudes et les rapports des administrés avec le gouvernement, exercent sur cette dernière nature d'intérêts. Telle est la manière dont particulièrement Adam Smith, dans son grand ouvrage sur la Richesse des Nations, Jean-Baptiste Say, dans son Traité, Sismondi, Malthus et récemment M. John Stuart Mill, dans leurs Principes, Droz, dans son Économie politique, Rossi, dans son Cours, ont entendu la science économique, avec des nuances diverses qui n'altèrent pas l'unité de leur point de vue.

En nous réservant de revenir sur cette question controversée, nous définirons dès à présent l'économie politique, la science qui a pour objet la manière dont la richesse se produit, s'échange, se distribue et se consomme. Or, comme rien de tout cela n'a lieu sans travail et sans échange, et comme, d'un autre côté, aucun de ces travaux et de ces échanges ne s'opère au hasard, il s'ensuit que les lois qui président au travail et à l'échange forment le véritable champ de la science économique.

On voit combien cette définition diffère de celle que M. de Sismondi, dans un ouvrage d'ailleurs remarquable à tant de titres, malgré les erreurs qu'il renferme ', a donnée de la science économique, quand il affirme que « le bienêtre physique de l'homme, autant qu'il peut être l'ouvrage de son gouvernement, est l'objet de l'économie politique. » Une pareille définition, par elle-même fort inexacte, a en outre le tort grave de fournir des armes à ces sectes qui nourrissent le commun dessein, à travers toutes leurs dissidences, de mettre l'industrie et le commerce entre les mains de l'État omnipotent. L'économie politique s'inspire de la donnée opposée. Loin de requérir l'action de l'État en tant que producteur direct et distributeur de la richesse sociale, elle enseigne que le bien-être est le fruit du travail libre soumis dans sa marche à des conditions qu'il n'appartient à aucun pouvoir humain ni de décréter ni d'abroger. Là gît la principale différence qui la sépare, d'une part, du vieux système réglementaire, et, d'autre part, du socialisme moderne dans la plupart des formes qu'il a revêtues.

Il importe, d'ailleurs, de distinguer, au point de vue de la méthode, l'économie politique en elle-même de son objet pratique. M. Droz a pu dire qu'à ce dernier point de vue le but que se propose l'économie politique, c'est de

1 Nouveaux principes d'économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, par Simonde de Sismondi, liv. Ier, chap. 11, Histoire de la Science.

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