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CHAPITRE V.

DE LA RENTE ET DE LA THÉORIE DE LA RENTE FONCIÈRE
PAR RICARDO.

De la rente.

Outre le salaire et le profit résultant des causes que nous avons énumérées, n'y a t-il pas des cas où le propriétaire d'un instrument de travail obtient un avantage qui n'est proportionnel ni au travail accompli ni au capital accumulé, où, par le seul fait de la supériorité de l'instrument qu'il possède, il obtient un surplus qui lui est octroyé pour ainsi dire à titre gratuit? Éclaircissons ceci par quelques exemples. Voici deux auteurs: tous deux ont reçu une éducation également coûteuse, tous deux ont dépensé pour l'accomplisement de leur œuvre une quantité égale d'efforts et d'argent. Toucheront-ils nécessairement le même prix de leur travail? Personne ne répondra: oui; tout le monde sait, au contraire, que l'un pourra être remboursé tout au plus de ses avances et de ses peines, tandis que l'autre recevra un prix magnifique du produit de ses veilles. D'où vient cela? C'est que l'un, quoi qu'il fasse, ne sera jamais qu'un écrivain médiocre, tandis que le second tient du ciel, comme on dit, ce privilége qui n'appartient qu'à quelques-uns, le talent, ou ce don infiniment plus rare encore qui n'est réservé qu'à un petit nombre d'élus, le génie. Sans doute, si cet homme exceptionnellement doué n'avait ni pris de peine ni fait de frais pour cultiver son

esprit, s'il n'avait pas inis en dehors, au prix des efforts les plus méritoires, les talents hors ligne qui forment son lot, il ne recevrait aucun avantage de ses semblables; il serait à ce point de vue au-dessous de celui qui n'obtient tout juste que le salaire de son travail, que le loyer de ses avances et de ses talents acquis; mais il n'est pas besoin de remarquer que là n'est pas la question. Elle git tout entière en ce point, qu'à égalité de travail et de capital, l'un reçoit peu, l'autre beaucoup; que l'un creusant péniblement son sillon pendant toute une vie, se croira fort heureux s'il arrive seulement à l'aisance, tandis que l'autre parvient, moyennant des efforts que nous pouvons même estimer bien inférieurs, non-seulement à une éclatante renommée, mais à la richesse, sous la condition, bien entendu, que les produits de son intelligence soient de ceux auxquels le public met un prix.

On peut renouveler la même expérience sur la masse des professions. Il se peut faire sans doute que l'immense majorité des avocats, des médecins, ne gagne que des salaires, c'est-à-dire la rémunération des peines prises, et que des profits, c'est-à-dire qu'elle soit remboursée de ses avances en y joignant un certain bénéfice. Mais ici encore est-ce sur le travail, est-ce sur la quantité du capital avancé que se règle le gain annuel? L'évidence montre qu'il s'en faut de beaucoup qu'il en aille ainsi. Indépendamment de ces éléments d'appréciation, on admet que les uns sont, par le fait seul d'un jugement plus droit, plus pénétrant, plus étendu, de facultés plus brillantes, en un mot d'une supériorité qui n'est pas due tout entière au labeur, plus à même de rendre des services efficaces à l'humanité. De même que pour le poëte, de même que pour le mathématicien ou le physicien, de même que pour le musicien ou pour le peintre, cette supériorité est reconnue par une certaine prime qui peut dépasser bien des fois le salaire et le profit proprement dit; ce fait se produira même, disons-le, à l'égard de ces professions, avec une

certitude d'autant plus grande, que le genre de services qu'elles rendent est toujours sûr d'être fort recherché. On peut, selon les temps et selon les lieux, manquer de goût pour le vrai et pour le beau, tandis que jusqu'ici malheureusement l'humanité n'a manqué de procès ni de maladies.

Ce que nous disons des professions s'applique de même aux industries proprement dites. Là aussi il s'en faut que les aptitudes soient également réparties. Quoi qu'en aient dit le philosophe Helvétius et le pédagogue Jacotot, il y a des différences et des inégalités natives entre les intelligences; les agents qui se livrent à la production sont loin de présenter le même genre de facultés industrieuses. Tout le monde n'a pas en soi ce qui fait le bon armateur, le banquier habile, le spéculateur à la fois hardi et prudent; tel réussira assis à son comptoir qui échouerait dans les entreprises hasardeuses des expéditions lointaines ou dans les jeux non moins hasardeux de la Bourse. Indépendamment du travail et du capital, il est trop inconstestable qu'il y a la catégorie des incapables, celle des hommes médiocres et celle des gens d'esprit, et que les natures d'esprit ne varient guère moins que leur degré de capacité. Dans ce monde de l'industrie il s'en faut aussi que les producteurs n'obtiennent tous que le prix de leurs efforts et de leur capital. Cela n'a pas même lieu dans la classe qui vit plus spécialement de salaires, dans la classe des ouvriers. Il y a des ouvriers artistes qui, sans prendre plus de peine, qui, sans avoir fait d'avances en rapport avec la forte paye qu'ils reçoivent, touchent vingt ou trente francs par jour. Ici encore apparaît ce surplus qui n'est ni salaire ni profit, qui n'en est pas moins un élément réel du prix des services, et que la société de tout temps a considéré comme formant le dû parfaitement légitime de celui qui a reçu en partage tel ou tel don heureux, telle ou telle faculté exceptionnelle, pourvu que les hommes la jugent aussi utile pour eux qu'elle est rare en ellemême.

Voici enfin un autre exemple qu'on a coutume de citer comme servant à caractériser le phénomène dont nous cherchons à rendre compte, et qu'on a même le tort de citer exclusivement, comme s'il était seul de son espèce, comme si l'instrument de travail qu'il désigne était le seul qui donnât lieu à ce surplus lequel ne rémunère aucun travail, aucune épargne. Deux hommes également laborieux, également intelligents, appliquent une quantité égale de capital à deux fonds de terre. Ces deux terres que nous supposons n'avoir encore surpporté d'autres frais que ceux qu'ont pu nécessiter la découverte, l'occupation et le défrichement, ces terres donneront-elles nécessairement au bout de l'année un produit de la même valeur? Ne se pourra-t-il pas faire que l'une paye strictement les peines du cultivateur et rembourse ses avances, tandis que l'autre laissera un excédant, tout comme les industries que nous avons nommées? Assurément, dans la supposition que ces deux terres soient plus propres l'une et l'autre à la culture du blé qu'à toute autre culture, il ne s'ensuivra pas qu'elles produisent pour cela une égale quantité de blé au bout de l'année ou du blé d'une égale valeur. L'une se trouvera dans une situation plus favorable, l'autre dans une situation moins heureuse; il suffira d'un degré de sécheresse ou d'humidité de plus pour amener de notables différences quant au produit et quant à la valeur du produit. Nous verrons tout à l'heure si on ne s'est pas exagéré beaucoup les différences et les effets de la fertilité naturelle des terres : mais que cette différence de fertilité naturelle soit radicalement niée, c'est ce qui ne paraît ni plus ni moins raisonnable que de nier les différences et les degrés d'aptitude dans les facultés humaines.

Eh bien! cet excédant, ce surplus, que nous venons de voir se produire dans des cas si divers, c'est ce qu'en langage économique on appelle la rente.

La rente, telle que nous venons de la définir ou plutôt de la montrer, est donc un phénomène réel. Elle est, en

outre, un phénomène beaucoup plus général qu'on ne l'a prétendu. Est-elle de même un fait légitime, si tant est que la légitimité d'un fait nécessaire et général puisse faire question?

Pour prouver l'illégitimité de la rente, voici l'argument qu'on a mis en avant : la rente n'est point la rémunération du travail et de l'épargne; de quel droit donc un individu qui n'a rien fait pour cela, la percevrait-il de préférence à tout autre? N'envisageant à tort, nous le répétons, la question de la rente qu'au point de vue de la propriété foncière, on a conclu, par suite, que cette propriété donnant lieu à un revenu, fruit d'un don purement gratuit de la nature, était illégitime. Un logicien emporté, partant de ce principe et s'appuyant, en outre, sur les déplorables concessions d'économistes qui reconnaissaient dans la propriété un fait qui ne s'était justifié que par ses résultats, une usurpation peut-être, mais une usurpation nécessaire et bienfaisante, M. Proudhon a signifié au propriétaire son congé dans les termes énergiques qui sont dans toutes les mémoires.

Sans qu'il soit nécessaire de nier la rente pour établir le droit du propriétaire, on peut répondre à ceux qui soutiennent qu'elle entraîne l'illégitimité de la propriété : • 1o La rente n'a rien d'illégitime, puisqu'elle ne choque aucun droit. Les mots de privilége et d'iniquité ne sont point synonymes. Il n'y a de privilége inique que celui qui nuit à autrui en empêchant le développement de ses facultés. Si une chance heureuse constitue par elle seule une injustice, la beauté, la vigueur, la santé, l'esprit sont de grandes injustices; car elles ne sont pas également réparties entre les hommes. Mais en quoi donc les hommes privilégiés qui jouissent de ces avantages, auxquels s'attache si souvent une rémunération économique, dépouillent-ils ceux qui en ont été privés ou qui ne les ont qu'à un degré moindre? Au contraire: si tout le monde était faible de corps et d'esprit, la richesse générale dont profitent les impotents

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