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aux individus égarés trop facilement sur la foi de sophismes qui ne résistent pas à un examen quelque peu attentif des mécomptes cruels, et procurerait à la société la sécurité, ce premier des biens sans lequel rien ne se développe et rien ne dure.

Ce qui vient d'être dit achèvera de réfuter ceux qui nient l'utilité et l'importance de la théorie en l'opposant à la pratique: vieille antithèse dans laquelle on paraît trop souvent se complaire, comme s'il n'était pas de l'essence et de la destinée de ces deux termes de se transformer sans cesse l'un dans l'autre, comme si le progrès des idées et des choses humaines exprimait autre chose que leur fusion réciproque dans une même vérité. Qu'on cite un fait, dans le monde, grand ou petit, dans quelque ordre que ce soit, qui n'ait été d'abord une idée dans l'esprit humain! La liberté industrielle, cette pratique de la France depuis soixante ans, a été une théorie dans la tête de Turgot. La liberté commerciale, cette récente expérience de l'Angleterre, qui s'accomplit sous nos yeux pour l'exemple des peuples civilisés, était, il y a longtemps déjà, une théorie dans la pensée d'Adam Smith. On accuse la théorie de présomption. Il y a quelque chose pourtant de bien plus chimériquement téméraire, c'est la pratique qui prétend absolument s'en passer. Un homme d'un grand esprit, M. Royer-Collard, exprime quelque part cette pensée sous une forme piquante et vraie : « A vouloir se passer de la théorie, écrit-il, il y a la prétention excessivement orgueilleuse de n'être pas obligé de savoir ce qu'on dit quand on parle, et ce qu'on fait quand on agit. »

CHAPITRE VI.

QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE NE S'OCCUPE QUE DES RICHESSES APPROPRIÉES ET ÉCHANGEABLES.

Nous avons assigné la richesse, la valeur, comme idée constitutive de l'économie politique.

Tous les économistes ont distingué deux sortes de richesses, les unes sont du domaine commun, comme l'eau de la mer, la lumière du soleil, etc., bien qu'elles n'aient pas été également données à tous les hommes, ainsi que l'attestent la diversité des situations géographiques et la différence des climats. Mais quoique inégalement réparties sur la terre, elles sont communes à ceux qui en jouissent. Ils n'en font un objet d'échange ni entre eux ni avec les autres hommes. Cette nature de biens n'est pas sans doute indifférente à l'économiste. Loin de là. On peut même dire qu'à ses yeux ils sont la richesse par excellence, puisqu'ils sont acquis sans effort. Heureuse l'humanité quand elle parvient à en multiplier le nombre et les avantages! Mais scientifiquement il n'y a rien à dire de pareilles richesses. On en jouit, et c'est tout. Toutes les valeurs qui entrent dans la circulation ont ceci de distinctif: 1° qu'elles ont coûté à acquérir; 2° qu'elles sont appropriées, c'est-à-dire qu'elles appartiennent à quelqu'un par exclusion à tout le monde. On ne vend que ce qui est à soi. On n'achète qu'à l'aide d'un bien qu'on possède.

Il n'en faut pas davantage pour comprendre que le fait

primitif qui sert à tous les autres faits économiques de point de départ, c'est la propriété.

La propriété n'est donc pas seulement le fondement de la société humaine, elle est la véritable base de l'économie politique. C'est ce qu'il s'agit de bien comprendre.

CHAPITRE VII.

DE LA PROPRIÉTÉ.

Nous devons examiner, relativement à la propriété, deux points principaux, c'est-à-dire la considérer dans son principe et comme droit, ensuite l'envisager dans ses effets et du point de vue de l'utilité sociale. Il y a, selon nous, erreur et danger à séparer ces deux ordres de raisons pour s'attacher exclusivement à un seul. Ce n'est que par une profonde inconséquence que l'on reconnaîtrait les avantages de la propriété en niant sa justice. L'accord du juste et de l'utile est l'étoile de l'économie politique; c'est à sa clarté qu'il faut tâcher de marcher constamment.

I. Du droit de propriété.

Le droit et la loi diffèrent. Le droit existe avant la loi, et lui sert de fondement. Sans doute il faut faire une part considérable dans les législations aux considérations tirées de l'utilité générale, mais elles ont une base différente, comme cela est sensible dans le droit pénal qui sert de sanction à tous les autres. Une idée morale, distincte de celle de la sécurité, autorise le législateur à punir. La loi qui juge non-seulement sur les effets, mais sur l'intention et le degré de préméditation de l'acte, emprunte évidemment ses différentes qualifications à la conscience intérieure. Quand même il n'y aurait aucun code, l'assassinat resterait un

crime on ne peut le nier sans nier en même temps la réalité de la loi naturelle, les prescriptions du juste, la distinction du bien et du mal. Il en est de même du vol: on n'a pas besoin de connaître le code pour savoir qu'il est une action coupable, quand bien même il procurerait au spoliateur très-pauvre d'immenses avantages, et ne porterait au spolié immensément riche qu'un insignifiant préjudice. Ici encore la perversité de l'acte n'est pas toujours en raison de sa nocuité. Assurément, sans la sanction des lois qui mettent la force au service du droit, le droit serait souvent foulé aux pieds par la violence, comme il l'a été bien souvent d'ailleurs, et d'autant plus qu'on remonte vers l'origine des sociétés. Mais que prouve cela, sinon que l'homme met souvent son intérêt réel ou prétendu audessus de ce qu'il sait être la justice? Prétendre qu'il n'y a pas de droit naturel, parce que, sans la loi, le droit ne serait pas respecté, c'est faire le plus étrange raisonne

ment.

L'appropriation, l'assimilation est un fait universel. Les plantes et les animaux ne vivent qu'en s'appropriant ce qui est nécessaire à leur existence. Il s'en faut tellement que l'homme fasse exception à cette loi, que l'instinct de propriété parle à l'enfant lui-même, et il fallait bien qu'il en fût ainsi, puisque nul être pour vivre n'a besoin de s'approprier plus de choses. Il est vrai que cette nécessité n'est guère contestée, et ne peut pas l'être. Ce que l'on conteste, c'est que la propriété doive être individuelle. Au fond, pourtant, peut-elle avoir un autre caractère? En ce qui regarde l'homme, l'appropriation, devenant la propriété, a son premier modèle dans ce que les philosophes appellent notre moi. L'homme est incontestablement propriétaire de ses facultés intellectuelles, morales et physiques. La distinction du toi et du moi implique celle du tien et du mien. Si l'homme est propriétaire naturel de ses facultés, il l'est de l'exercice de ces facultés : d'où la liberté du travail, cette première de toutes les propriétés. Enfin,

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