Page images
PDF
EPUB

qui se borne à constater, à enregistrer, à écrire enfin sous la dictée des faits?

Le rôle et les bienfaits de l'échange peuvent encore être démontrés à un autre point de vue. On peut envisager les services qu'il rend à chaque contrée ou à chaque partie d'une grande contrée en mettant les diverses localités en rapport avec les autres. Sans empiéter encore sur la question de la liberté du commerce international, supposons, comme le fait D. de Tracy (Traité d'économie politique), la nation française seule dans le monde, ou environnée de déserts impossibles à traverser. Elle a des portions de son territoire très-fertiles en grains; d'autres plus humides, qui ne sont bonnes qu'en pâturages; d'autres formées de coteaux arides, qui ne sont propres qu'à la culture des vignes; d'autres enfin plus montagneuses, qui ne peuvent guère produire que des bois. Si chacun de ces pays est livré à lui-même, qu'arrive-t-il? Il est clair que dans le pays à blé il peut encore subsister un peuple assez nombreux, parce que du moins il a le moyen de satisfaire largement au premier de tous les besoins, la nourriture. Cependant ce besoin n'est pas le seul; il faut le vêtement, le couvert, etc. « Ce peuple sera donc obligé de sacrifier en bois, en pâturages, en mauvaise vigne, beaucoup de ces bonnes terres, dont une bien moindre quantité aurait suffi pour lui procurer, par voie d'échange, ce qui lui manque, et dont le reste aurait encore nourri beaucoup d'autres hommes, ou servi à mieux approvisionner ceux qui y existent. Ainsi ce peuple ne sera déjà pas si nombreux que s'il avait eu du commerce, et pourtant il manquera de bien des choses. Cela est encore bien plus vrai de celui qui habite les coteaux propres aux vignes. Celui-là, si même il en a l'industrie, ne fera du vin que pour son usage, n'ayant pas où le vendre; il s'épuisera dans des travaux ingrats pour faire produire à ses côtes arides quelques mauvais grains, ne sachant où en acheter; il manquera de tout le reste. Sa population,

quoique encore agricole, sera misérable et rare. Dans le pays de marais et de prairies, trop humide pour le blé, trop froid pour le riz, ce sera bien pis; il faudra nécessairement renoncer à cultiver, se réduire à être pasteur, et même ne nourrir d'animaux qu'autant qu'on en peut manger. Il est vrai que dans cette position, ayant des bêtes de somme, de trait et de selle pour se rendre redoutable, on se fera bientôt brigand, comme tous les peuples pasteurs, mais ce sera un mal de plus. Pour le pays de bois, il n'y a de moyen d'y vivre que la chasse, à mesure et autant qu'on y trouve des animaux sauvages, sans songer seulement à amasser leurs peaux; car qu'en ferait-on? Voilà pourtant l'état de la France, si vous supprimez toute correspondance entre ses parties. Une moitié sera sauvage, et l'autre mal pourvue. »

Supposons, au contraire, cette correspondance active et facile, quoique toujours sans relations extérieures. Alors la production propre à chaque canton ne sera plus arrêtée par le défaut de débouchés et par la nécessité de se livrer, en dépit des localités, à des travaux très-ingrats, mais nécessaires, faute d'échanges, pour pourvoir par soimême, tant bien que mal, à tous ses besoins, ou du moins aux plus pressants. Le pays de bonne terre produira du blé autant que possible, et en enverra au pays de vignobles, qui produira des vins tout autant qu'il trouvera à en vendre. Tous deux approvisionneront le pays de pâturages, où les animaux se multiplieront à proportion du débit, et les hommes à proportion des moyens d'existence que leur procurera ce débit; et ces trois pays réunis alimenteront, jusque dans les montagnes les plus àpres, des habitants industrieux qui leur fourniront des bois et des métaux. On multipliera les lins et les chanvres dans le Nord, pour envoyer des toiles dans le Midi, qui multipliera ses soieries et ses huiles pour les payer. Les moindres avantages locaux seront mis à profit.

Voilà donc cette même France, tout à l'heure si indigente et si déserte, remplie d'une population nombreuse et bien approvisionnée. Tout cela est uniquement dû au meilleur emploi des avantages de chaque localité et des facultés de chacun. Nous verrons tout à l'heure la même règle s'appliquer aux rapports des peuples entre eux.

CHAPITRE II.

LA VALEUR ET LES PRIX.

L'échange n'obéit-il à aucune loi? Si cette loi existe, quelle est-elle?

L'échange porte sur des richesses, sur des utilités, mais non pas, nous l'avons dit, sur toutes les utilités, sur toutes les richesses. Il en est qui ne sont pas de son domaine telles sont les richesses communes, données en quantité illimitée et à titre gratuit à tous les hommes, comme la lumière, l'atmosphère, l'eau, le vent, etc. Ces richesses naturelles non appropriées ne s'échangent pas ; tous les hommes en jouissent sans effort ou apprennent à s'en servir pour rendre leur travail plus expéditif et plus efficace. Ainsi fait le navigateur, mettant à profit la force du courant et le souffle du vent qui enfle ses voiles. Ainsi l'industrie utilise les chutes d'eau, l'action du feu, les affinités chimiques. C'est exclusivement sur les richesses appropriées et existant en quantité limitée que porte l'échange. Or, ces richesses sont les seules auxquelles appartienne le nom de valeurs. Toute chose utile, qu'il est plus ou moins difficile de se procurer et qui peut acheter une certaine quantité de produits ou de services, est une valeur, c'est-à-dire une richesse, mais une richesse limitée et qui coûte à acquérir. De là encore une distinction à établir entre la simple utilité (qu'elle soit d'ailleurs directe ou indirecte), nommée encore par quelques économistes valeur en usage, et la valeur proprement dite, que

quelques-uns désignent sous le nom de valeur en échange. L'utilité indique un rapport entre nos besoins et les choses; la valeur indique, et c'est ce qui la distingue, un rapport entre les richesses elles-mêmes, qui trouvent à s'échanger les unes contre les autres. Celles-là valent beaucoup, en échange desquelles on obtient une grande quantité de richesses. Celles-là valent peu auxquelles n'appartient qu'un faible pouvoir d'achat.

En général, la valeur d'une chose représente la quantité de travail et de capital que cette chose a absorbée. Quand la somme de travail humain et la masse d'avances que cette chose coûte diminue, la valeur baisse, l'utilité restant la même ou même encore augmentant. Ainsi les objets confectionnés à la main coûtaient cher et souvent ne satisfaisaient que fort imparfaitement le besoin spécial auquel ils répondaient les mêmes objets, fabriqués de nos jours à la mécanique, ont moins de valeur en échange et satisfont mieux les besoins du consommateur. Ils coûtent moins à acheter parce qu'ils ont moins coûté à produire, et ils ont coûté moins à produire, parce qu'il y a eu moins de travail à rémunérer, moins d'avances à couvrir, moins de frais de production à supporter, grâce à la part croissante prise dans l'œuvre totale par les agents naturels.

On tirera de ces vues sur la valeur une conclusion bien importante pour la pratique et trop souvent méconnue : c'est que si un individu est riche quand il possède beaucoup de valeurs, en échange desquelles il peut se procurer une masse considérable de produits, de services, de satisfactions, ce qui importe à une nation, c'est avant tout non pas la valeur, mais la richesse, la somme des utilités réelles et intrinsèques qu'elle possède, la quantité de satisfactions qu'elle peut se procurer et qui seules constituent l'aisance et le bien-être. Il est clair, en effet, nous l'avons dit déjà précédemment, qu'un peuple ne se nourrit pas de rapports comme ceux que la valeur en échange exprime.

« PreviousContinue »