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CHAPITRE VII.

DE L'INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE.

Dans un sens rigoureux, l'industrie manufacturière est la première en date, puisque, sans le secours de quelques instruments fabriqués, aucune autre industrie ne pourrait s'exercer. Mais elle n'acquiert que tard les grands développements auxquels elle est appelée, parce qu'elle suppose plus que toute autre une population nombreuse, des besoins étendus, une civilisation avancée. Dans l'état patriarcal, c'est à peine si elle se détache du sein de l'agriculture; la confection des vêtements grossiers et de quelques objets indispensables a lieu alors en famille pendant les loisirs que laissent les travaux des champs.

Ce n'est que quand la terre produit un excédant suffisant que l'on voit les arts manufacturiers se séparer des travaux de l'agriculture. Ce progrès se manifeste par un fait qui joue un rôle immense dans le développement de la civilisation, la création des villes. De même, en effet, que c'est le caractère inhérent à l'industrie agricole de disperser ses agents sur des surfaces étendues, c'est la tendance, parce que c'est le besoin de l'industrie manufacturière d'agglomérer les siens dans quelques grands foyers où les lumières se forment et se dégagent par l'association et par le contact des intelligences, et où tous les efforts se fécondent mutuellement en se combinant d'une manière de plus en plus savante. Cette séparation de l'agriculture et de l'industrie n'est pas même aujourd'hui un fait entièrement

accompli, et là, comme ailleurs, on trouve la preuve que la civilisation est loin d'être aussi avancée qu'on le dit communément. Nous citerons, en témoignage, les nombreux pays où la plus grande partie du filage ou du tissage du lin et du chanvre s'exécute encore à la campagne, et les contrées encore plus nombreuses où le rouissage et le teillage, par exemple, continuent d'appartenir à l'industrie rurale. Mais il ne suffit pas que les industries se séparent de plus en plus en groupes distincts, il faut que cette subdivision s'applique de plus en plus aux différentes branches du travail manufacturier lui-même, mouvement qui s'opère lentement et qu'on peut mesurer à l'importance des centres où cette industrie se développe et à l'étendue de ses débouchés. On peut en juger par l'exemple que nous offre l'enquête ordonnée il y a peu d'années par la chambre de commerce de Paris sur l'industrie de cette ville. On a constaté, dans la capitale seulement, l'existence de 335 industries distinctes, et ce nombre peut même être porté à 345, par suite de la division de quelques autres corps particuliers en plusieurs branches. Les progrès de l'industrie manufacturière doivent être plus rapides en raison de toutes ces causes, auxquelles il faut joindre la facilité relative de la circulation des produits et le crédit plus aisé à établir.

Travaillant sur des objets qui se prêtent par eux-mêmes à toutes les subdivisions, et qui se laissent aisément manier, décomposer, déplacer, séparer et réunir, l'industrie manufacturière est naturellement excitée à faire usage des machines; elle éprouve d'ailleurs moins de résistance dans l'emploi des divers procédés physiques et chimiques dont elle fait usage, que n'en rencontre l'industrie agricole dont le principal instrument, la terre, est à poste fixe; instrument inégal à lui-même, limité en quantité, et qui met en jeu le plus rebelle en même temps que le moins connu de tous les agents, c'est-à-dire la vie.

Nous avons affirmé qu'une population nombreuse est la

condition nécessaire d'une industric développée; à parler avec exactitude, c'est la densité de la population qui importe encore plus ici que le nombre. En effet, il y a une population déjà fort nombreuse aux États-Unis, et pourtant, faute d'une densité suffisante qui en rapproche et qui en fasse concourir suffisamment les éléments, l'industrie manufacturière proprement dite est bien loin d'y avoir pris les développements de l'agriculture et du commerce. Ajoutons toutefois, ce qui à peine a besoin d'être dit, qu'en général les populations les plus nombreuses sont aussi les plus denses. On a remarqué qu'en fait les différents pays se placent à peu près, quant au développement de leur industrie manufacturière, au rang que la densité relative de leur population leur assigne. Après l'Angleterre, par exemple, viennent la France et la Belgique; puis, quelques États de l'Allemagne et la Suisse, et enfin, en suivant une échelle décroissante, les contrées presque désertes de la Russie et celles de l'Amérique méridionale se placent au dernier rang. Dans un même pays, on remarque d'une province à l'autre des différences notables, selon que les populations y sont plus ou moins pressées. Le Lancashire, par exemple, si riche et surtout si peuplé, l'emporte de beaucoup, quant au développement manufacturier, sur tous les autres comtés de l'Angleterre. En France, les départements du Nord, de la Seine-Inférieure et du HautRhin, sans parler du département de la Seine, l'emportent, par la même raison, sur tous les autres départements français. Aux États-Unis enfin, les États de l'Est les plus anciennement occupés, et pour cette raison les plus peuplés, sont les seuls où les arts manufacturiers aient acquis quelque puissance, tandis que les États de l'Ouest, plus jeunes, y sont encore presque entièrement étrangers. Il est à peine nécessaire de faire observer d'ailleurs que, si la densité de la population influe sur le développement de l'industrie manufacturière, l'accroissement de cette industrie, favorisée par certaines influences locales, influe à son tour

sur l'accroissement de la population d'une manière partout bien notable, et parfois même au delà de ce que conscillerait la prudence.

Plusieurs économistes se sont attachés à prouver que l'industrie manufacturière trouve généralement avantage à produire sur une vaste échelle. Elle réalise, grâce à ce mode, une grande économie de frais généraux', quant au personnel et quant au matériel. M. Ch. Babbage a établi avec soin les avantages de ce système, surtout en ce qui concerne la surveillance des machines, le nombre des comptables et des commis, celui des ouvriers, les dépenses d'éclairage, de combustible, etc. M. J. St. Mill soutient la même opinion, en prenant pour exemple l'administration de la grande poste. En supposant que ce travail, au lieu d'être centralisé dans une seule entreprise, fût partagé entre cinq ou six compagnies rivales, chacune d'elles serait obligée d'entretenir un établissement presque aussi considérable que celui qui suffit aujourd'hui pour les lettres de tout le royaume. Chacune de ces compagnies, pour se mettre en mesure de recevoir et de délivrer les lettres dans toutes les parties de la ville, devra envoyer les facteurs dans presque toutes les rues et presque toutes les maisons, autant de fois par jour que cela a lieu par les soins de l'administration des postes, si l'on veut que le service soit aussi bien fait. Chaque compagnie devra avoir un bureau disposé pour recevoir les lettres dans tous les environs et prendre tous les arrangements secondaires pour recueillir les lettres dans les divers bureaux et les distribuer de nouveau. Nous ne disons rien du nombre bien plus considérable de fonctionnaires supérieurs qui serait nécessaire pour contrôler et surveiller les employés subalternes.

D'autres raisons militent encore pour l'étendue des exploitations industrielles, pourvu que cette étendue ne soit pas telle qu'elle se confonde avec le monopole ou qu'elle s'en rapproche, et qu'elle fasse perdre ainsi au public le

bénéfice de la concurrence. Au premier rang se place l'introduction de procédés industriels exigeant des machines dispendieuses et la faculté de vendre à bas prix, grâce à l'économie du prix de revient, qui profite à tout le monde. Il n'y a pas moins des cas, disons-le, où la moyenne et la petite industrie trouvent mieux leur place, comme par exemple pour les objets d'art, et en général pour tout ce qui exige plus de travail humain que de capital '.

Peut-être serait-ce ici le lieu de discuter si les manufactures ont engendré, comme on les en accuse, le paupérisme. Sans doute il y a quelque chose d'instable dans les salaires qu'elle procure; mais l'agriculture, moins dépendante, il est vrai, de nos goûts et de nos caprices, ne l'estelle pas à un haut degré des saisons? Il faudrait voir aussi si le système prohibitif n'a pas engendré ces vices pour une grande part, sujet dont nous aurons occasion de parler plus loin. Dans le fait, les pays purement agricoles sont les plus misérables. En Angleterre, où, grâce à la taxe des pauvres, la comparaison est aisée à établir, les districts. manufacturiers sont ceux qui donnent le moins de pauvres, et cela de la manière la plus sensible. On ne voit plus en France comme autrefois des bandes de mendiants et de pillards répandus dans les campagnes, et la misère des villes a perdu ses formes les plus hideuses. Ce qui a fait illusion à quelques personnes, c'est que le paupérisme s'est concentré sur quelques points et s'est entassé dans des habitations malsaines, se livrant pour ainsi dire en bloc à l'œil effrayé de l'observateur. En thèse générale, il serait absurde de dire que l'industrie manufacturière, qui a pour but la multiplication des choses utiles à la vie et qui réussit mieux que toutes les autres à les produire à des conditions. accessibles, crée fatalement des pauvres. Ceux qui l'en ont

'Sur la grande, la moyenne et la pelite industrie, on consultera avec fruit le Traité théorique et pratique des Entreprises industrielles, commerciales et agricoles, par M. Courcelle-Seneuil.

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