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Et sur cette croyance on punit du trépas
Des mystères secrets que nous n'entendons pas.
Mais Cérès Éleusine, et la bonne déesse,

Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux,

Leur Dieu seul excepté, toute sorte de dieux:

Tous les monstres d'Egypte ont leurs temples dans Rome,
Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d'un homme,
Et leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs:
Mais, à parler sans fard de tant d'apothéoses,
L'effet est bien douteux de ces métamorphoses.

Les Chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout:
Mais, si j'ose entre nous dire ce qu'il me semble,
Les nôtres bien souvent s'accordent mal ensemble,
Et me dût leur colère écraser à tes yeux,
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Enfin chez les Chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes;
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons;
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vu mutins? les a-t-on vu rebelles?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux;
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J'ai trop de pitié d'eux pour ne pas les défendre.
Allons trouver Félix, commençons par son gendre;
Et contentons ainsi, d'une seule action,
Et Pauline, et ma gloire, et ma compassion.

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

Félix, Albin, Cléon.

Fel. Albin, as-tu bien vu la fourbe de Sévère?
As-tu bien vu sa haine? et vois-tu ma misère?
Alb. Je n'ai vu rien en lui qu'un rival généreux,
Et ne vois rien en vous qu'un père rigoureux.

Fél. Que tu discernes mal le cœur d'avec la mine!
Dans l'âme il hait Félix et dédaigne Pauline,

Et, s'il l'aima jadis, il estime aujourd'hui
Les restes d'un rival trop indigne de lui.
Il parle en sa faveur, il me prie, il menace,
Et me perdra, dit-il, si je ne lui fais grâce,
Tranchant du généreux, il croit m'épouvanter;
L'artifice est trop lourd pour ne pas l'éventer.
Je sais des gens de cour quelle est la politique,
J'en connais mieux que lui la plus fine pratique.
C'est en vain qu'il tempête et feint d'être en fureur;
Je vois ce qu'il prétend auprès de l'empereur.
De ce qu'il me demande il m'y ferait un crime,
Épargnant son rival, je serais sa victime,
Et s'il avait affaire à quelque maladroit,

Le piége est bien tendu, sans doute il le perdrait:
Mais un vieux courtisan est un peu moins crédule,
Il voit quand on le joue, et quand on dissimule,
Et moi j'en ai tant vu de toutes les façons,
Qu'à lui-même au besoin j'en ferais des leçons.
Alb. Dieux! que vous vous gênez par cette
défiance!

Fél. Pour subsister en cour c'est la haute science.
Quand un homme une fois a droit de nous haïr,
Nous devons présumer qu'il cherche à nous trahir:
Toute son amitié nous doit être suspecte.

Si Polyeucte enfin n'abandonne sa secte,

Quoi que son protecteur ait pour lui dans l'esprit,
Je suivrai hautement l'ordre qui m'est prescrit.

Alb. Grâce, grâce, seigneur! que Pauline l'obtienne!
Fél. Celle de l'empereur ne suivrait pas la mienne,
Et loin de le tirer de ce pas hasardeux,

Ma bonté ne ferait que nous perdre tous deux.

Alb. Mais Sévère promet

Fél.

Albin, je m'en défie,

Et connais mieux que lui la haine de Décie;

En faveur des Chrétiens s'il choquait son courroux,
Lui-même assurément se perdrait avec nous.

Je veux tenter pourtant encore une autre voie.
Amenez Polyeucte, et si je le renvoie,
S'il demeure insensible à ce dernier effort,
Au sortir de ce lieu qu'on lui donne la mort.
Alb. Votre ordre est rigoureux.

Fél.

Il faut que je le suive,

Si je veux empêcher qu'un désordre n'arrive.

VOL. II.

F

Je vois le peuple ému pour prendre son parti,
Et toi-même tantôt tu m'en as averti.

Dans ce zèle pour lui qu'il fait déjà paraître,
Je ne sais si longtemps j'en pourrais être maître;
Peut-être dès demain, dès la nuit, dès ce soir,
J'en verrais des effets que je ne veux pas voir;
Et Sévère aussitôt, courant à sa vengeance,
M'irait calomnier de quelque intelligence.
Il faut rompre ce coup qui me serait fatal.

Alb. Que tant de prévoyance est un étrange mal!
Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de l'ombrage.
Mais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage,
Que c'est mal le guérir que le désespérer.

Fél. En vain après sa mort il voudra murmurer,
Et s'il ose venir à quelque violence,

C'est afaire à céder deux jours à l'insolence:
J'aurai fait mon devoir, quoi qu'il puisse arriver.
Mais Polyeucte vient, tachons à le sauver.
Soldats retirez-vous, et gardez bien la porte.

SCÈNE II.

Félix, Polyeucte, Albin.

Fél. As-tu donc pour la vie une haine si forte,
Malheureux Polyeucte, et la loi des Chrétiens
T'ordonne-t-elle ainsi d'abandonner les tiens?

Pol. Je ne hais point la vie, et j'en aime l'usage,
Mais sans attachement qui sente l'esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens;
La raison me l'ordonne, et la loi des Chrétiens,
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.

Fél. Te suivre dans l'abîme où tu te veux jeter?
Pol. Mais plutôt dans la gloire où je m'en vais
monter.

Fél. Donne-moi pour le moins le temps de la connaître, Pour me faire Chrétien, sers-moi de guide à l'être, Et ne dédaigne pas de m'instruire en ta foi, Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi.

Pol. N'en riez point, Félix, il sera votre juge, Vous ne trouverez point devant lui de réfuge. Les rois et les bergers y sont d'un même rang: De tous les siens sur vous il vengera le sang.

Fél. Je n'en répandrai plus, et, quoi qu'il en arrive,
Dans la foi des Chrétiens je souffrirai qu'on vive;
J'en serai protecteur.
Pol.

Non, non, persécutez,
Et soyez l'instrument de nos félicités.

Celle d'un vrai Chrétien n'est que dans les souffrances,
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses;
Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions,
Pour comble donne encor les persécutions.

Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre,
Ce n'est qu'à ses élus que Dieu les fait entendre.

Fél. Je te parle sans fard, et veux être Chrétien.
Pol. Qui peut donc retarder l'effet d'un si grand bien?
Fél. La présence importune

Pol.

Et de qui? de Sévère? Fél. Pour lui seul contre toi j'ai feint tant de colère: Dissimule un moment jusques à son départ.

Pol. Félix, c'est donc ainsi que vous parlez sans fard? Portez à vos païens, portez à vos idoles,

Le sucre empoisonné que sèment vos paroles.

Un Chrétien ne craint rien, ne dissimule rien,

Aux yeux de tout le monde il est toujours Chrétien.
Fél. Ce zèle de ta foi ne sert qu'à te séduire,
Si tu cours à la mort plutôt que de m'instruire.
Pol. Je vous en parlerais ici hors de saison,
Elle est un don du ciel, et non de la raison,
Et c'est là que bientôt, voyant Dieu face à face,
Plus aisément pour vous j'obtiendrai cette grâce.
Fél. Ta perte cependant me va désespérer.

Pol. Vous avez en vos mains de quoi la réparer;
En vous ôtant un gendre, on vous en donne un autre
Dont la condition répond mieux à la vôtre;

Ma perte n'est pour vous qu'un change avantageux.
Fél. Cesse de me tenir ce discours outrageux.

Je t'ai considéré plus que tu ne mérites,

Mais, malgré ma bonté, qui croît plus tu l'irrites,
Cette insolence enfin te rendrait odieux,

Et je me vengerais aussi bien que nos dieux.

Pol. Quoi! vous changez bientôt d'humeur et de
langage!

Le zèle de vos dieux rentre en votre courage!
Celui d'être Chrétien s'échappe! et par hasard
Je vous viens d'obliger à me parler sans fard!

Fél. Va, ne présume pas que, quoi que je te jure,
De tes nouveaux docteurs je suive l'imposture.
Je flattais ta manie, afin de t'arracher

Du honteux précipice où tu vas trébucher;
Je voulais gagner temps pour ménager ta vie
Après l'éloignement d'un flatteur de Décie:
Mai j'ai trop fait d'injure à nos dieux tout-puissants;
Choisis de leur donner ton sang, ou de l'encens.
Pol. Mon choix n'est point douteux.
Pauline:

O ciel!

SCÈNE III.

Mais j'aperçois

Félix, Polyeucte, Pauline, Albin.

Pau. Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine?
Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour?

Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père?
Fél. Parlez à votre époux.

Pol.

Vivez avec Sévère.
Pau. Tigre, assassine-moi du moins sans m'outrager.
Pol. Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager;
Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède,
Et sait qu'un autre amour en est le seul remède.
Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer,
Sa présence toujours a droit de vous charmer:
Vous l'aimiez, il vous aime: et sa gloire augmentée.
Pau. Que t'ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire,
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire;
Quels combats j'ai donnés pour te donner un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur,
Et si l'ingratitude en ton cœur ne domine,
Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline.
Apprends d'elle à forcer ton propre sentiment,
Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement,
Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.
Si tu peux rejeter de si justes désirs,
Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs,
Ne désespère point une âme qui t'adore.

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