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De la plus forte ardeur vous portez vos esprits
Jusqu'à l'indifférence, et peut-être au mépris,
Et votre fermeté fait succéder sans peine
La faveur au dédain, et l'amour à la haine.
Qu'un peu de votre humeur ou de votre vertu
Soulagerait les maux de ce cœur abattu!
Un soupir, une larme à regret épandue
M'aurait déjà guéri de vous avoir perdue,
Ma raison pourrait tout sur l'amour affaibli,
Et de l'indifference irait jusqu'à l'oubli,

Et mon feu désormais se réglant sur la vôtre,
Je me tiendrais heureux entre les bras d'une autre.
O trop aimable objet, qui m'avez trop charmé,
Est-ce là comme on aime, et m'avez-vous aimé?

Pau. Je vous l'ai trop fait voir, seigneur, et si mon âme

Pouvait bien étouffer les restes de sa flamme,
Dieux, que j'éviterais de rigoureux tourments!
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,
Mais quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n'y règne pas, elle les tyrannise;

Et quoique le dehors soit sans émotion,
Le dedans n'est que trouble et que sédition.
Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte,
Votre mérite est grand, si ma raison est forte;
Je le vois encor tel qu'il alluma mes feux
D'autant plus puissamment solliciter mes vœux,
Qu'il est environné de puissance et de gloire,
Qu'en tous lieux après vous il traîne la victoire,
Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu
Le généreux espoir que j'en avais conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous les lois d'un homme,
Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas
Qu'il déchire mon âme et ne l'ébranle pas.
C'est cette vertu même à nos désirs cruelle
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle.
Plaignez-vous-en encor; mais louez sa rigueur
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur,
Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère
N'aurait pas mérité l'amour du grand Sévère.

Sév. Ah! madame, excusez une aveugle douleur
Qui ne connaît plus rien que l'excès du malheur;

Je nommais inconstance, et prenais pour un crime
De ce juste devoir l'effort le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte, et ce que vous valez,
Et cachant par pitié cette vertu si rare,
Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare,
Faites voir des défauts qui puissent à leur tour
Affaiblir ma douleur avecque mon amour.

Pau. Hélas! cette vertu, quoique enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs,
Trop rigoureux effets d'une aimable présence
Contre qui mon devoir a trop peu de défense.
Mais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir.
Epargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte;
Epargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte;
Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens,

Qui ne font qu'irriter vos tourments et les miens.

Sév. Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste!
Pau. Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.
Sév. Quel prix de mon amour! quel fruit de mes
travaux !

Pau. C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.
Sév. Je veux mourir des miens, aimez-en la mémoire.
Pau. Je veux guérir des miens, ils souilleraient ma gloire.
Sév. Ah! puisque votre gloire en prononce l'arrêt,
Il faut que ma douleur cède à son intérêt.
Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne?
Elle me rend les soins que je dois à la mienne.
Adieu je vais chercher au milieu des combats
Cette immortalité que donne un beau trépas,
Et remplir dignement, par une mort pompeuse,
De mes premiers exploits l'attente avantageuse,
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,
J'ai de la vie assez pour chercher une mort.

:

Pau. Et moi dont votre vue augmente le supplice,
Je l'éviterai même en votre sacrifice,

Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets,
Je vais pour vous aux dieux faire des vœux secrets.
Sév. Puisse le juste ciel, content de ma ruine,
Combler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline!

Pau. Puisse trouver Sévère, après tant de malheur, Une félicité digne de sa valeur !

Sév. Il la trouvait en vous.

Pau.

Je dépendais d'un père. Sév. O devoir qui me perd et qui me désespère; Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.

Pau. Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.

SCÈNE III.

Pauline, Stratonice.

Str. Je vous ai plaints tous deux, j'en verse encor des larmes ;

Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes,

Vous voyez clairement que votre songe est vain;
Sévère ne vient pas la vengeance à la main.

Pau. Laisse-moi respirer du moins si tu m'as plainte,
Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte,
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés,
Et ne m'accable point par des maux redoublés.
Str. Quoi! vous craignez encor?

Pau.

Je tremble, Stratonice,

Et bien que je m'effraie avec peu de justice,
Cette injuste frayeur sans cesse reproduit
L'image des malheurs que j'ai vus cette nuit.
Str. Sévère est généreux.

Pau.

Malgré sa retenue,
Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue.

Str. Vous voyez ce rival faire des vœux pour lui.
Pau. Je crois même au besoin qu'il serait son appui :
Mais, soit cette croyance ou fausse, ou véritable,
Son séjour en ce lieu m'est toujours redoutable :

A quoi que sa vertu puisse le disposer,

Il est puissant, il m'aime, et vient pour m'

SCÈNE IV.

'epouser.

Polyeucte, Néarque, Pauline, Stratonice.

Pol. C'est trop verser de pleurs, il est temps qu'ils tarissent,

Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent;

Malgré les faux avis par vos dieux envoyés,

Je suis vivant, madame, et vous me revoyez

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Pau. Le jour est encor long, et ce qui plus m'effraie La moitié de l'avis se trouve déjà vraie,

J'ai cru Sévère mort, et je le vois ici.

Pol. Je le sais, mais enfin j'en prends peu de souci.
Je suis dans Mélitène; et, quel que soit Sévère,
Votre père y commande, et l'on m'y considère,
Et je ne pense pas qu'on puisse avec raison
D'un cœur tel que le sien craindre une trahison.
On m'avait assuré qu'il vous faisait visite,
Et je venais lui rendre un honneur qu'il mérite.
Pau. Il vient de me quitter assez triste et confus,
Mais j'ai gagné sur lui qu'il ne me verra plus.

Pol. Quoi vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage?

Pau. Je ferais à tous trois un trop sensible outrage.
J'assure mon repos, que troublent ses regards,
La vertu la plus ferme évite les hasards,

Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte:
Et pour vous en parler avec une âme ouverte,
Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflammer,
Sa présence toujours à droit de nous charmer.
Outre qu'on doit rougir de s'en laisser surprendre,
On souffre à résister, on souffre à s'en défendre,
Et bien que la vertu triomphe de ces feux,
La victoire est pénible, et le combat honteux.

Pol. O vertu trop parfaite, et devoir trop sincère,
Que vous devez coûter de regrets à Sévère!

Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux,
Et que vous êtes doux à mon cœur amoureux!

Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple,
Plus j'admire.

Clé.

SCÈNE V.

Polyeucte, Pauline, Néarque, Stratonice, Cléon.

Seigneur, Félix vous mande au temple; La victime est choisie, et le peuple à genoux, Et pour sacrifier on n'attend plus que vous. Pol. Va, nous allons te suivre.

madame?

Y venez-vous,

Pau. Sévère craint ma vue, elle irrite sa fiamme, Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir. Adieu, vous l'y verrez, pensez à son pouvoir,

Et ressouvenez-vous que sa valeur est grande.

Pol. Allez, tout son crédit n'a rien que j'appréhende, Et comme je connais sa générosité,

Nous ne nous combattrons que de civilité.

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Au temple, où l'on m'appelle.

Néa. Quoi! vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle !

Oubliez-vous déjà que vous êtes Chrétien?

Pol. Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien? Néa. J'abhorre les faux dieux.

Pol.

Néa. Je tiens leur culte impie.
Pol.

Néa. Fuyez donc leurs autels.
Pol.

Et moi, je les déteste.

Et je le tiens funeste.

Je les veux renverser,

Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.

Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes:
C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir,
Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître
De cette occasion qu'il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté, prête à me couronner,

Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.

Néa. Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère. Pol. On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère. Néa. Vous trouverez la mort.

Pol.

Je la cherche pour lui.

Néa. Et si ce cœur s'ébranle ?
Pol.
Il sera mon appui.
Néa. Il ne commande point que l'on s'y précipite.
Pol. Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
Néa. Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.
Pol. On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.
Néa. Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.
Pol. Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.
Néa. Par une sainte vie il faut la mériter.
Pol. Mes crimes en vivant me la pourraient ôter.

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