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Octave aura donc vu ses fureurs assouvies,
Pillé jusqu'aux autels, sacrifié nos vies,

Rempli les champs d'horreur, comblé Rome de morts,
Et sera quitte après par l'effet d'un remords!

Quand le ciel pour nos mains à le punir s'apprête,
Un lâche repentir garantira sa tête !

C'est trop semer d'appâts, et c'est trop inviter
Par son impunité quelque autre à l'imiter.
Vengeons nos citoyens, et que sa peine étonne
Quiconque après sa mort aspire à la couronne.
Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé:
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.

Max. Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,

A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé,
S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé.

Cin. La faute de Cassie et ses terreurs paniques
Ont fait rentrer l'État sous des lois tyranniques;
Mais nous ne verrons point de pareils accidents,
Lorsque Rome suivra des chefs moins imprudents.
Max. Nous sommes encor loin de mettre en évidence
Si nous nous conduirons avec plus de prudence;
Cependant c'en est peu que de n'accepter pas
Le bonheur qu'on recherche au péril du trépas.

Cin. C'en est encor bien moins, alors qu'on s'imagine Guérir un mal si grand sans couper la racine; Employer la douceur à cette guérison,

C'est, en fermant la plaie, y verser le poison.

Max. Vous la voulez sanglante, et la rendez douteuse. Cin. Vous la voulez sans peine, et la rendez honteuse. Max. Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit. Cin. On en sort lâchement, si la vertu n'agit. Max. Jamais la liberté ne cesse d'être aimable: Et c'est toujours pour Rome un bien inestimable. Cin. Ce ne peut être un bien qu'elle daigne estimer, Quand il vient d'une main lasse de l'opprimer : Elle a le cœur trop bon pour se voir avec joie Le rebut du tyran dont elle fut la proie; Et tout ce que la gloire a de vrais partisans Le hait trop puissamment pour aimer ses présents. Max. Donc pour vous Emilie est un objet de haine! Cin. La recevoir de lui me serait une gêne :

Mais, quand j'aurai vengé Rome des maux soufferts,
Je saurai le braver jusque dans les enfers.
Oui, quand par son trépas je l'aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L'épouser sur sa cendre, et qu'après notre effort
Les présents du tyran soient le prix de sa mort.

Max. Mais l'apparence, ami, que vous puissiez lui plaire,
Teint du sang de celui qu'elle aime comme un père ?
Car vous n'êtes pas homme à la violenter.

Cin. Ami, dans ce palais on peut nous écouter,
Et nous parlons peut-être avec trop d'imprudence
Dans un lieu si mal propre à notre confidence:
Sortons, qu'en sûreté j'examine avec vous
Pour en venir à bout les moyens les plus doux.

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE II.

Cinna, Maxime.

Max. Vous me semblez pensif.

Cin.

Ce n'est pas sans sujet. Max. Puis-je d'un tel chagrin savoir quel est l'objet ? Cin. Emilie et César, l'un et l'autre me gêne; L'un me semble trop bon, l'autre trop inhumaine. Plût aux dieux que César employât mieux ses soins, Et s'en fit plus aimer, ou m'aimât un peu moins; Que sa bonté touchât la beauté qui me charme, Et la pût adoucir comme elle me désarme! Je sens au fond du cœur mille remords cuisants Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents; Cette faveur si pleine, et si mal reconnue, Par un mortel reproche à tous moments me tue. Il me semble surtout incessamment le voir Déposer en nos mains son absolu pouvoir, Écouter nos avis, m'applaudir, et me dire: "Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire, Mais je le retiendrai pour vous en faire part.' Et je puis dans son sein enfoncer un poignard! Ah! plutôt... Mais, hélas! j'idolâtre Emilie; Un serment exécrable à sa haine me lie; L'horreur qu'elle a de lui me le rend odieux : Des deux côtés j'offense et ma gloire et les dieux;

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Je deviens sacrilége, ou je suis parricide,
Et vers l'un ou vers l'autre il faut être perfide.
Max. Vous n'aviez pas tantôt ces agitations;
Vous paraissiez plus ferme en vos intentions;
Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproche.
Cin. On ne les sent aussi que quand le coup
approche,

Et l'on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s'apprête à venir aux effets.
L'âme, de son dessein jusque-là possédée,
S'attache aveuglément à sa première idée,
Mais alors quel esprit n'en devient point troublé ?
Ou plutôt quel esprit n'en est point accablé ?
Je crois que Brute même, à tel point qu'on le prise,
Voulut plus d'une fois rompre son entreprise;
Qu'avant que de frapper elle lui fit sentir
Plus d'un remords en l'âme, et plus d'un repentir.
Max. Il eut trop de vertu pour tant d'inquiétude;
Il ne soupçonna point sa main d'ingratitude,
Et fut contre un tyran d'autant plus animé
Qu'il en reçut de biens et qu'il s'en vit aimé.
Comme vous l'imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d'une plus juste cause,
De vos lâches conseils, qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté :
C'est vous seul aujourd'hui qui nous l'avez ôtée;
De la main de César Brute l'eût acceptée,
Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger
De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger.
N'écoutez plus la voix d'un tyran qui vous aime,
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême;
Mais entendez crier Rome à votre côté:
"Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m'as ôté :
Et, si tu m'as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m'oppresse."

Cin. Ami, n'accable plus un esprit malheureux
Qui ne forme qu'en lâche un dessein généreux.
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte;
Mais pardonne aux abois d'une vieille amitié
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Emilie,
Donner ce libre cours à ma mélancolie:

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