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D. Rod. D'une indigne pitié ton audace est suivie : Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie!

Le Comte. Retire-toi d'ici.

D. Rod.

Le Comte. Es-tu si las de vivre ?

D. Rod.

Marchons sans discourir.

As-tu peur

de mourir ?

Le Comte. Viens; tu fais ton devoir; et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père.

SCÈNE VIII.

D. Fernand, D. Sanche, D. Arias, D. Alonse.

D. Alo.

Sire, le comte est mort.

Don Diègue par son fils a vengé son offense.

D. Fer. Dès que j'ai su l'affront, j'ai prévu la ven

geance,

Et j'ai voulu dès-lors prévenir ce malheur.

D. Alo. Chimène à vos genoux apporte sa douleur; Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

D. Fer. Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse, Ce que le comte a fait semble avoir mérité

Ce juste châtiment de sa témérité.

Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Après un long service à mon état rendu,
Après son sang pour moi mille fois répandu,
A quelque sentiment que son orgueil m'oblige,
Sa perte m'affaiblit, et son trépas m'afflige.

SCÈNE IX.

D. Fernand, D. Diègue, Chimène, D. Sanche, D. Arias, D. Alonse.

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D. Diègue.

Ah! sire, écoutez-nous.

J'embrasse vos genoux.

Entendez ma défense.

Chi. D'un jeune audacieux punissez l'insolence; Il a de votre sceptre abattu le soutien,

Il a tué mon père.

D. Diègue.

Il a vengé le sien.

Chi. Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

D. Diègue. Pour la juste vengeance il n'est point de supplice.

D. Fer. Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir. Chimène, je prends part à votre déplaisir,

D'une égale douleur je sens mon âme atteinte.

Vous parlerez après, ne troublez pas sa plainte.

Chi. Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
Et, pour son coup d'essai, son indigne attentat
D'un si ferme soutien a privé votre état,
De vos meilleurs soldats abattu l'assurance,
Et de vos ennemis relevé l'espérance.

J'ai couru sur le lieu sans force et sans couleur,
Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste;

Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.
D. Fer. Prends courage, ma fille, et sache qu'aujour-
d'hui

Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

Chi. Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.
Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie!
Son flanc était ouvert! et, pour mieux m'émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite

Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite;
Et, pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence,
Que les plus valeureux avec impunité
Soient exposés aux coups de la témérité,
Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir
Eteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.

Enfin, mon père est mort, j'en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance;
Vous perdez en la mort d'un homme de son rang;
Vengez-la par une autre, et le sang par
le sang;
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne,
Immolez, dis-je, sire, au bien de tout l'état
Tout ce qu'enorgueillit un si grand attentat.
D. Fer. Don Diègue, répondez.

D. Diègue.

Qu'on est digne d'envie,
Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie ;
Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux!
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,

Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront, et demeurer vaincu.

Ce que n'a pu jamais combat, siége, embuscade,
Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l'a fait presqu'à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage
Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge.

Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tous chargés d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays, et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il a tué le comte,
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête:
Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.
Qu'on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu'il a tué son père,
Il ne l'eût jamais fait, si je l'eusse
pu
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir,
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène,
Je n'y résiste point, je consens à ma peine;

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faire.

Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

D. Fer. L'affaire est d'importance, et, bien considérée, Mérite en plein conseil d'être délibérée.

Don Sanche, remettez Chimène en sa maison;
Don Diegue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

Chi. Il est juste, grand roi, qu'un meurtrier périsse.
D. Fer. Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.
Chi. M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs.

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE I.

D. Rodrigue, Elvire.

Elv. Rodrigue, qu'as-tu fait ? Où viens-tu, misérable? D. Rod. Suivre le triste cours de mon sort déplorable. El. Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil De paraître en des lieux que tu remplis de deuil? Quoi! viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du comte? Ne l'as-tu pas tué ?

D. Rod.

Sa vie était ma honte;

Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

Elv. Mais chercher ton asyle en la maison du mort? Jamais un meurtrier en fit-il son refuge?

D. Rod. Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge.

Ne me regarde plus d'un visage étonné ;

Je cherche le trépas après l'avoir donné.

Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène;
Je mérite la mort de mériter sa haine;

Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

El. Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence;
A ses premiers transports dérobe ta présence;
Va, ne t'expose point aux premiers mouvements
Que poussera l'ardeur de ses ressentiments.

D. Rod. Non, non, ce cher objet, à qui j'ai pu déplaire,
Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère;
Et d'un heur sans pareil je me verrai combler,
Si, pour mourir plutôt, je puis la redoubler.

Elv. Chimène est au palais, de pleurs toute baignée,
Et n'en reviendra point que bien accompagnée.
Rodrigue, fuis, de grâce, ôte-moi de souci:

Que ne dira-t-on point si l'on te voit ici ?
Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère,
L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père?
Elle va revenir-elle vient, je la voi;

Du moins pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.

SCÈNE II.

D. Sanche, Chimène, Elvire.

[Il se cache.

D. Sanche. Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes;

Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes;

Et je n'entreprends pas, à force de parler,
Ni de vous adoucir, ni de vous consoler.
Mais si de vous servir je puis être capable,
Employez mon épée à punir le coupable;
Employez mon amour à venger cette mort:
Sous vos commandements mon bras sera trop fort.
Chi. Malheureuse!

D. Sanche.

De grâce, acceptez mon service.
Chi. J'offenserais le roi, qui m'a promis justice.
D. Sanche. Vous savez qu'elle marche avec tant de
langueur

Qu'assez souvent le crime échappe à sa longueur;
Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes :
Souffrez qu'un chevalier vous venge par les armes ;
La voie en est plus sûre et plus prompte à punir.
Chi. C'est le dernier remède; et s'il Ꭹ faut venir
Et que de mes malheurs cette pitié vous dure,
Vous serez libre alors de venger mon injure.

D. Sanche. C'est l'unique bonheur où mon âme prétend, Et, pouvant l'espérer, je m'en vais trop content.

SCÈNE III.
Chimène, Elvire.

Chi. Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte

De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte;

Je puis donner passage à mes tristes soupirs,

Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.

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