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LES DIFFÉRENTS ÂGES.

(BOILEAU, ART POÉTIQUE.)

Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
Un jeune homme, toujours bouillant en ses caprices,
Est prompt à recevoir l'impression des vices;
Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
Rétif à la censure, et fou dans ses plaisirs.
L'âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage,
Contre les coups du sort songe à se maintenir,
Et loin dans le présent regarde l'avenir.

La vieillesse chagrine incessamment amasse:
Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse :
Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé ;
Toujours plaint le présent et vante le passé ;
Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse,
Blâme en eux les plaisirs que l'âge lui refuse.

Rétif, unyielding, rebellious; amasse, gathers; entasse, heaps.

RIEN N'EST BEAU QUE LE VRAI.
(BOILEAU, ÉPÎTRE IX.)

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable:
Il doit régner partout, et même dans la fable.
De toute fiction l'adroite fausseté

Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité.

C'est la nature en tout qu'on admire et qu'on aime.
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
Chacun pris dans son air est agréable en soi:
Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi.
Vois-tu cet importun que tout le monde évite,
Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte?
Il n'est pas sans esprit; mais, né triste et pesant,
Il veut être folâtre, évaporé, plaisant:

Il s'est fait de sa joie une loi nécessaire,
Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.

La simplicité plaît, sans étude et sans art.
Tout charme en un enfant, dont la langue sans fard
A peine du filet encor débarrassée,

Sait d'un air innocent bégayer sa pensée.

L'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté ; Rien n'est beau, je reviens, que par la vérité.

C'est par elle qu'on plait, et qu'on peut longtemps plaire; L'esprit lasse aisément, si le cœur n'est sincère.

Mais la seule vertu peut souffrir la clarté.

Le vice, toujours sombre, aime l'obscurité :
Pour paraître au grand jour, il faut qu'il se déguise;
C'est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.
Jadis l'homme vivait au travail occupé,

Et, ne trompant jamais, n'était jamais trompé.
On ne connaissait point la ruse et l'imposture;
Le Normand même alors ignorait le parjure :
Aucun rhéteur encore, arrangeant les discours,
N'avait d'un art menteur enseigné les détours.
Mais sitôt qu'aux humains, faciles à séduire,
L'abondance eut donné le loisir de se nuire,
La mollesse amena la fausse vanité;

Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.
Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
Affecta d'étaler une pompe insolente :
L'or éclata partout sur les riches habits:
On polit l'éméraude, on tailla le rubis;
Et la laine et la soie en cent façons nouvelles
Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles.
La trop courte beauté monta sur des patins ;
La coquette tendit ses lacs tous les matins ;
Et mettant la céruse et le plâtre en usage,
Composa de sa main les fleurs de son visage.
L'ardeur de s'enrichir chassa la bonne foi.
Le courtisan n'eut plus de sentiment à soi.
Tout ne fut plus que fard, qu'erreur, que tromperie;
On vit partout régner la basse flatterie.

Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,
Diffama le papier par ses propos menteurs.

Chagrin, peevish, sorrowful; pesant, heavy, dull; sans fard, artless; fillet, ligament; bégayer, to express lispingly; jadis, formerly; ruse, cunning; détours, evasions; nuire, to hurt, to wrong; pour éblouir, to dazzle; d'étaler, to display; éclata, shone; patins, pattens: tendit ses lacs, laid her snares; céruse, ceruse, white lead.

PLAINTES DE LA MOLLESSE.

(BOILEAU, CHANT II. DU LUTRIN.)

A ce triste discours, qu'un long soupir achève,
La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève,
Ouvre un œil languissant, et d'une faible voix,
Laisse tomber ces mots, qu'elle interrompt vingt fois :
O Nuit! que m'as-tu dit? quel démon sur la terre
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre ?
Hélas! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s'honoraient du nom de fainéants,

S'endormaient sur le trône, et, me servant sans honte, Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un mair ou d'un comte ?

Aucun soin n'approchait de leur paisible cour;

On reposait la nuit, on dormait tout le jour.

Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable
A placé sur le trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix ;
Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace;
L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace.
J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
En vain deux fois la Paix a voulu l'endormir;
Loin de moi, son courage, entraîné par la Gloire,
Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours

Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours.
Du moins ne permets pas. La Mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
Et, lasse de parler, succombant sous l'effort,
Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort.
Fainéants, idle.

AUX DISCIPLES D'APOLLON.1

(BOILEAU, ART POÉTIQUE.)

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime :
L'un l'autre vainement ils semblent se haïr;
La rime est une esclave, et ne doit qu'obéir :
Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
L'esprit à la trouver aisément s'habitue.

Au joug de la raison sans peine elle fléchit.
Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit.
Mais lorsqu'on la néglige elle devient rebelle;
Et pour la rattrapper, le sens court après elle.
Aimez donc la raison; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,

Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée.
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès: laissons à l'Italie

De tous ces faux brillans l'éclatante folie.

Tout doit tendre au bon sens; mais, pour y parvenir,
Le chemin est glissant et pénible à tenir :
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison, pour marcher, n'a souvent qu'une voie.
Un auteur, quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant,
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.

Qui ne sait se borner, ne sut jamais écrire.

Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire. Un vers était trop faible, et vous le rendez dur.

J'évite d'être long, et je deviens obscur.

L'un n'est point trop fardé, mais sa muse est trop nue;

L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.

Voulez-vous du public mériter les amours.

Sans cesse en écrivant variez vos discours.

(1) Pron. Apol-lon.

Un style trop égal et toujours uniforme

En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.

Heureux qui dans ses vers sait, d'une voix légère;
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère !
Son livre aimé du ciel, et chéri des lecteurs,
Est souvent chez Barbin entouré d'acheteurs.
Quoi que vos écriviez, évitez la bassesse:
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Au mépris du bon sens, le burlesque effronté
Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté.
Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.
Imitez de Marot l'élégant badinage,

Et laissez le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.
Mais n'allez point aussi, sur les pas de Brébeuf,
Même en une Pharsale, entasser sur les rives,
De morts et de mourans cent montagnes plaintives.
Prenez mieux votre ton. Soyez simple avec art,
Sublime sans orgueil, agréable sans fard.

N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire:
Ayez pour la cadence une oreille sévère.

Que toujours dans vos vers le sens, coupant les mots,
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensće,
Ne peut plaire à l'esprit quand l'oreille est blessée.
Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
Enfin Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée,
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.

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