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rapports, nous avons eu quatre idées élémentaires, quatre expressions élémentaires. Il n'en a pas fallu davantage pour établir notre théorie.

Les idées élémentaires dont se composent les sciences ne représentent donc pas, vous le voyez, des êtres individuels et complets, des réalités existantes à part; elles ne représentent que des choses qui existent dans d'autres choses, que des êtres incomplets, et des portions d'individus, si l'on peut le dire. Ce ne sont pas des idées totales, produites par la réunion de toutes les qualités d'un seul objet individuel, qu'elles représentent dans son intégrité; ce sont des idées partielles, qui, nous venant d'un grand nombre d'individus, et étant communes à tous, en expriment des points de vue communs. Mais, quoique partielles, ces idées sont prises dans la nature, de même que les idées totales. Si elles n'avaient pas leur modèle dans les êtres individuels, elles ne s'appliqueraient à rien, et les sciences ne seraient que de longues suites de tableaux fantastiques.

Deux conditions sont donc également indispensables pour la création des sciences. La faiblesse de notre esprit nous impose la nécessité d'abandonner les individus, pour n'en

conserver que quelques points de vue; et il faut que ces points de vue représentent des qualités existantes dans les individus. Sans la première de ces conditions, les sciences n'existeraient pas pour l'homme; sans la seconde, il ne pourrait créer que des chimères.

Les individus, les réalités, les faits, le sentiment et les divers sentimens, l'expérience, en un mot, voilà, non pas les sciences, mais les fondemens des sciences, les bases qui leur servent d'appui. Par un travail assidu, avezvous assuré ces fondemens, consolidé ces bases? il est temps de vous élever; tout est prêt pour le raisonnement, pour les méthodes, pour la philosophie.

La philosophie suppose l'expérience; ellė est fondée sur l'expérience il ne faut jamais l'oublier; mais, en même temps, il faut bien se garder de la confondre avec l'expérience. Il y a une physique expérimentale, une médecine expérimentale; il y a, si l'on veut, une psycologie expérimentale il n'y a pas de philosophie expérimentale, de raisonnement expérimental. C'est fausser la langue que d'associer des choses aussi disparates : le raisonnement part de l'observation, il n'est pas l'observation.

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Malgré tout ce que j'ai dit dans cette leçon et dans la précédente, j'ai bien peur qu'on ne conserve encore quelque doute sur la différence que nous avons établie entre les quatre manières de sentir. Mais non, messieurs, et j'ai tort de manifester des craintes, quand j'ai le désir secret de vous voir me refuser votre assentiment. Résistez donc tant que vous pourrez; prenez l'offensive, si vous croyez qu'elle puisse vous donner de l'avantage; soyez victorieux ; je ne devrai pas me plaindre, car vous me redresserez, en me renversant. Je ne fais pas un jeu de mots, et je dois m'expliquer.

La perfection d'un système consiste dans l'homogénéité de ses parties; il faut qu'en descendant du principe à tout ce qui en dérive, on retrouve toujours ce principe, modifié sans doute, mais non pas dénaturé; car, dès ce moment, on serait placé dans un autre ordre de choses; la loi de continuité serait violée, et le système aurait perdu son unité.

Le système des facultés de l'âme est un et homogène (t. 1. leç. 4 et 14.): le principe de ce système se retrouve partout. Dans toutes, et dans chacune des facultés dérivées, la faculté génératrice se montre d'une manière sensible. On voit l'attention dans la comparaison, dans

le raisonnement; on la voit dans le désir, dans la préférence, dans la liberté. L'esprit avance d'un mouvement facile et continu; il ne sent ni lacune, ni résistance.

Or, pourquoi le même ordre qui se montre dans les développemens successifs de l'activité de l'âme, ne se montrerait-il pas dans les développemens successifs de la sensibilité?

Pour vérifier cette conjecture, il a fallu étudier l'âme dans son sentiment, comme nous l'avions étudiée dans son action.

Après m'être assuré, par une observation constante sur moi-même, que l'âme n'était pas bornée à une seule manière de sentir, à un seul moyen de bonheur : après avoir reconnu, par une expérience, que chaque jour a confirmée de plus en plus, qu'elle pouvait être affectée de quatre manières différentes, éprou ver quatre espèces de sentimens distincts, ma première pensée a été de chercher à connaître l'ordre que je supposais devoir exister entre ces sentimens et ces affections. J'ai cru un moment, mais je n'ai pu le croire qu'un moment, qu'il avait suffi à l'auteur des choses, d'ordonner que l'âme, en vertu de son union avec le corps, fût sensible aux impressions des objets extérieurs, pour que cette manière de sentir

se transformât, comme d'elle-même, en toutes les autres; que le sentiment des facultés, celui des rapports, le sentiment moral même, devaient n'être, dans leur principe, que la sensation; que la nature enfin, avait systématisé toutes les manières de sentir, avec la même régularité que toutes les manières d'agir.

Vous connaissez les raisons qui m'ont fait abandonner une idée aussi séduisante par sa simplicité. Un premier soupçon, quoique bien naturel, n'a pu tenir devant les puissantes considérations qui m'ont fait voir combien il était peu fondé. Il n'y a pas fusion d'un sentiment dans un sentiment. Ce n'est, ni par-des affaiblissemens successifs, ni par une énergie croissante, que l'âme passe des uns aux autres. Ce qu'elle était dans la sensation, elle ne l'est plus dans le sentiment moral. Le changement qui s'est opéré en elle n'est pas une simple transformation, c'est une nouvelle existence.

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Voilà ce que j'ai essayé d'établir. On m'a opposé des argumens qui se sont trouvés sans force. J'en attends de nouveaux, je les sollicite. Si vous prouvez que je me suis mépris, en mettant entre les divers sentimens plus de distance que n'y en a mis la nature; si des obser

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