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plaisir de comparer, dans celui d'embrasser tout d'une vue générale.

Qu'on est heureux, messieurs, de trouver quelque rapport entre ses pensées et les pensées de Montesquieu ! Le plaisir de comparer, n'est-ce pas le sentimeut qui naît de l'exercice d'une faculté de l'âme ? Le plaisir d'embrasser tout d'une vue générale, ne se confond-il pas avec le sentiment des rapports? Et croyez-vous que ce soit faire violence à la langue que de voir le sentiment - moral dans le plaisir que goûte l'âme à s'occuper de sa grandeur et de ses perfections?

pas

Les diverses manières dont peut être affectée la sensibilité humaine n'avaient donc échappé au regard pénétrant de Montesquieu. Relisez l'Essai sur le goût. Si, à la première lecture, vous n'aviez pas remarqué d'abord quelque chose de conforme à ce que je vous enseigne; à la seconde, j'en suis sûr, vous découvrirez, quoique cachée par la différence des expressions, une analogie suffisante pour donner à notre théorie l'appui d'un grand nom.

Je voudrais pouvoir appeler à mon secours quelque autre grande autorité; mais je n'en trouve point parmi les philosophes. La question de l'origine des idées ayant été, dans tous les

temps, ramenée à cette alternative, ou qu'elles sont innées, ou qu'elles viennent des sens, l'esprit ne savait se porter que sur la seule manière de sentir, produite par le mouvement des organes. Uniquement et exclusivement frappés de l'opposition des principes dont ils faisaient dériver les connaissances, les partisans de Platon et de Descartes, ceux d'Aristote et de Locke, ont à peine songé à examiner ces principes en eux-mêmes. Et peut-être pourraiton, sans trop de témérité, se hasarder à croire qu'ils n'ont jamais parfaitement su, ni ce que c'est que les idées innées, puisque chacun les a interprétées à sa manière (leç. 8), ni ce que c'est que sentir, puisque, sous ce mot, ils n'ont vu que de simples sensations.

Il est vrai qu'on a parlé quelquefois d'un sens moral; et il était difficile, en effet, de ne pas apercevoir combien il y a loin des affections que nous font éprouver les objets purement matériels, aux affections qui naissent de l'image de la vertu opprimée ou du crime triomphant.

Mais ce sens moral, ou plutôt ce sentiment moral, ajouté au sentiment-sensation, ne suffisait pas pour faire connaître tous les phénomènes de l'intelligence. Les phénomènes qui tiennent au sentiment de l'action des facultés

de l'âme, ceux qui dérivent du sentiment des rapports, devaient nécessairement se refuser à toute explication satisfaisante, puisqu'on n'avait pas remarqué les deux manières de sentir, qui seules pouvaient en rendre raison.

La plupart des philosophes, en traitant de l'origine des idées, ont donc commis la même faute capitale qu'en traitant des facultés auxquelles nous devons les idées. Comme ils s'étaient contentés de la notion vague d'entendement, sans se rendre compte des diverses manières dont il agit (t. 1, leç. 14), de même ils se sont contentés de la notion plus vague encore de sensibilité, sans se rendre compte des diverses manières dont nous sentons. N'étant jamais remontés, ni à l'origine des puissances de l'esprit, ni aux véritables principes des connaissances, ils en ont ignoré les élémens ; et leur science s'est trouvée chimérique et fausse.

La nature nous a doués de quatre manières de sentir, pour nous ouvrir quatre sources de connaissances. Nous connaissons les qualités des corps; nous connaissons les facultés de l'âme ; nous savons en quoi consiste la moralité de nos actions; nous connaissons enfin des rapports de toute espèce. Toutes ces connais

sances laissent beaucoup à désirer sans doute, mais elles n'en supposent pas moins autant de sentimens dont elles dérivent. Celui qui n'a pas remarqué ces sentimens divers manque des idées premières et fondamentales de la philosophie. Il n'aura dans son esprit que des opinions arbitraires, des vérités mal assurées, ou des erreurs dont il lui sera comme impossible de se délivrer.

On m'a fait une objection qu'il n'était pas difficile de prévoir. Les quatre sources de connaissances ne remontent-elles pas à une source unique? Les quatre manières de sentir ne sontelles pas, dans le principe, une seule manière de sentir? Le sentiment-sensation ne se transforme-t-il pas successivement en sentiment de l'action des facultés, en sentiment de rapport, en sentiment moral? De quelque manière qu'on sente, en un mot, n'est-ce pas toujours une même nature de sentiment? et alors, pourquoi attacher tant d'importance à quelques points de vue d'une même chose?

Pourquoi? D'abord, notre doctrine est à l'abri de toutes les attaques d'une philosophie qui se vante d'être en opposition avec Aristote, Gassendi, Locke et Condillac; et par conséquent, cette foule d'argumens si célèbres parmi

les anciens platoniciens, ensuite oubliés par les scolastiques, plus tard reproduits par les disciples de Descartes pour être renversés par Locke, et que, depuis quelques années enfin, on renouvelle, non avec plus de force, mais avec plus de confiance que jamais, ne sauraient nous atteindre. Ceci est déjà de quelque importance.

Mais cette considération ne suffit pas. Il ne suffit pas qu'il nous soit utile et commode de distinguer quatre espèces de sentimens. Il faut que cette distinction soit fondée sur la nature.

Le mot nature a un si grand nombre d'acceptions; il se prête avec une si trompeuse facilité à tout ce qu'on veut lui faire signifier; on en a tant usé et abusé, qu'on ne sait plus ce qu'il veut dire, et qu'on est toujours exposé à lui faire exprimer des choses différentes, ou même opposées, si l'on ne surveille avec une grande attention les emplois multipliés qu'on en fait.

Malgré tant de variabilité, je répondrai, en fixant par l'étymologie la signification du mot nature: que les quatre manières de sentir ont chacune leur nature propre, et qu'elles diffèrent essentiellement les unes des autres; que le sentiment - sensation, quoique le premier

TOME 11.

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