Page images
PDF
EPUB

il est à présumer qu'il n'y a jamais cessation absolue d'action dans notre âme : elle veille, elle agit jusque dans le sommeil du corps; elle agit tant qu'elle désire; et la vie n'est-elle pas un désir continuel?

Nous ne sommes donc jamais privés du sentiment de l'action des facultés de l'âme; ou, du moins, il doit être très-rare que ce sentiment nous abandonne, et qu'il s'éteigne tout-à-fait.

Mais il ne suffit pas d'avoir le sentiment des facultés pour les connaître, pour les distinguer les unes des autres, pour en avoir idée.

Comme le sentiment produit par l'action des objets extérieurs n'aurait pu se changer en idée sensible, si l'âme l'avait éprouvé d'une manière toute passive, et si son activité ne se fût mise promptement en exercice; de même, le sentiment qui naît de l'action des facultés ne pourra jamais devenir l'idée de ces facultés, si l'activité de l'àme ne se porte sur ce sentiment pour l'observer, pour l'étudier; si l'âme, après s'être laissée entraîner au dehors par l'attrait des causes de ses sensations, ne rentre en ellemême pour s'interroger sur ce qu'elle éprouve, sur ce qu'elle fait, sur la manière, et sur toutes les manières dont elle opère.

Nous ne sommes pas dans une position aussi

favorable, pour acquérir les idées des facultés de l'âme, que pour acquérir les idées sensibles. D'un côté, l'attention aidée par les organes agit sans effort; de l'autre, il faut nous faire violence, lutter contre un penchant qui nous porte vers les objets extérieurs; et, sans secours, par l'ordre seul de la volonté, appliquer l'attention au sentiment de l'attention, et l'âme à l'âme.

Aussi, tous les hommes ont-ils les mêmes idées sensibles. Pour tous, le ciel est parsemé d'étoiles, la terre est couverte d'arbres, d'animaux, et d'une multitude innombrable d'objets; tandis qu'un très-petit nombre de philosophes ont cherché à connaître leur esprit, à se faire des idées de ses facultés, à se rendre compte de ses opérations. Et encore, combien leurs recherches ne laissent-elles pas à désirer! (t. I, leç. 14.)

Les idées des facultés de l'âme ont leur origine dans le sentiment de l'action de ces facultés, et leur cause dans l'attention qui s'exerce indépendamment des organes.

3o. Si les idées sensibles que nous acquérons successivement, et une à une, par la direction successive de nos organes sur les différentes qualités des corps, disparaissaient à l'in

stant même que cette direction cesse, ou qu'elle change; si, pareillement, les idées que nous nous faisons des facultés de l'âme s'anéantissaient au moment qu'elles viennent de naître, il est évident que nous n'aurions jamais plusieurs idées à la fois, et que nous serions dans l'impuissance de comparer.

Les choses ne se passent pas ainsi dans notre esprit. Ce qu'une fois il a acquis, il ne le perd pas aussitôt ses richesses ne se dissipent pas à mesure qu'elles se forment; et la jouissance, loin de les user, les rend plus propres à de nouvelles jouissances.

Il est vrai que le plus grand nombre d'idées ne semblent naître que pour mourir. Le regard est quelquefois si superficiel, qu'à peine il effleure les objets. Souvent l'attention glisse avec tant de rapidité sur les sentimens, qu'on dirait qu'elle n'est pas avertie de leur présence. Des impressions aussi faibles ne peuvent rien laisser après elles. Mais si l'organe se tient long-temps fixé sur un seul point; si l'attention, par la vivacité même de l'impression, ou par l'ordre de la volonté, s'arrête sur un seul sentiment, alors, ce qu'on a éprouvé ne s'évanouit pas aussitôt. L'expérience nous apprend qu'il en reste des traces durables. Les idées que donne

une attention légère et distraite, sont comme des images réfléchies par le miroir qui disparaissent avec l'objet. Celles au contraire que donne une forte, une longue attention, sont des caractères gravés sur le marbre, sur le marbre, dont l'empreinte résiste au temps.

Puisque nous sommes doués de mémoire, nous ne pouvons pas être bornés, dans chaque moment de notre existence, à l'idée que l'attention fait sortir du sentiment actuel. Nous avons tout à la fois, et l'idée nouvelle qui survient, et un nombre d'idées proportionné à la capacité de la mémoire.

Ce nombre paraît d'abord indéfini, quand on s'occupe d'un objet vaste devenu familier; mais si l'on veut ne tenir compte que des idées bien distinctement perçues, on le trouvera prodigieusement restreint. Il semble, en effet, que pour peu que les idées se multiplient, la vue de l'esprit se trouble à l'instant. Au reste, chacun peut consulter son expérience; et je ne prétends pas déterminer une quantité qui varie suivant la différence des esprits. Ce qui est incontestable, c'est qu'il n'y a aucun homme dont l'intelligence n'embrasse simultanément plusieurs idées, plus ou moins distinctes, plus ou moins confuses.

Or, lorsque nous avons plusieurs idées à la fois, il se produit en nous une manière de sentir particulière. Nous sentons entre ces idées des ressemblances, des différences, des rapports. Nous appellerons cette manière de sentir, qui nous est commune à tous, sentiment de rapport ou sentiment-rapport.

Et l'on voit que ces sentimens-rapports, résultant du rapprochement des idées doivent être infiniment plus nombreux que les sentimens-sensations, ou que les sentimens qui naissent de l'action des facultés. La plus légère connaissance de la théorie des combinaisons suffit pour en convaincre.

Il régnera donc une extrême confusion parmi cette multitude de rapports dont nous avons le sentiment, si l'âme, pour les démêler, ne se conduit à peu près comme elle s'est conduite pour démêler ce qu'elle avait d'abord senti; c'est-à-dire, si elle n'applique son activité à sa troisième manière de sentir, comme elle l'a appliquée à la première et à la seconde; mais, au lieu que pour changer en idées les sentimens-sensations, et les sentimens qui proviennent de l'action de ses facultés, il lui a suffi de la simple attention, elle aura de plus besoin d'une attention double, ou de la comparaison,

« PreviousContinue »