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L'âme ne peut donc

pas sentir et demeurer oisive; car le sentiment, par la manière agréable ou pénible dont il l'affecte, provoque nécessairement son action. Elle ne peut pas recevoir indifféremment des modifications qui font son bien ou son mal; elle est intéressée à les étudier pour les connaître, pour se soustraire aux unes, pour se livrer aux autres; et, afin de le dire avec plus d'énergie : l'âme active pénètre dans l'âme passive, pour porter le mouvement au sein du repos, l'ordre au sein de la confusion, la lumière au sein des ténèbres.

Or, l'activité se concentrant d'abord toute entière dans l'attention, il ne se peut pas qu'elle ne concentre en même temps la sensibilité. Alors, du milieu des sensations, dont l'assemblage désordonné présentait l'image du chaos, s'élève une sensation unique qui domine sur toutes les autres. L'âme la remarque, elle l'étudie, elle apprend à la connaître et à la reconnaître. Ce n'est plus une simple sensation qui l'affecte, c'est une idée qui l'éclaire. Un second acte d'attention va faire naître une seconde idée; un troisième, une autre encore; et l'intelligence, ou plutôt cette portion de l'intelligence qui tient aux sensations, ira toujours croissant, tant que la source des sensations

ne sera pas tarie, tant que les forces de l'esprit ne seront pas épuisées.

Ajoutons de nouvelles lumières; disons comment, dans le principe, l'âme exerce son activité.

L'attention, pour produire tous ses effets, a besoin aujourd'hui du recueillement, de la solitude, du silence des sens, et souvent même de l'absence des objets dont elle s'occupe. Mais dans les commencemens de la vie, où aucun souvenir n'existe, l'attention ne peut agir que sur des sensations actuelles, et par la direction des organes, sur les objets auxquels nous les devons.

Parmi les sensations que reçoit l'enfant, parmi les couleurs qu'il voit, il y en a qui appellent, en quelque sorte, le regard, qui l'attirent. Il y en a aussi sur lesquelles ses yeux se trouvent dirigés fortuitement. L'enfant se sent regardant, avant d'avoir eu l'intention de regarder. Il ne tardera pas à sentir qu'il peut regarder volontairement; il sentira aussi la différence du regard à la simple vue : car l'enfant qui veut voir sa mère, ne la voit pas si elle est absente; il ne la voit pas dans les ténèbres : au lieu que, lorsqu'elle est devant ses yeux, il la regarde, s'il veut la regarder. L'enfant dis

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pose de lui-même pour regarder ; il ne dispose

pas
de l'objet pour voir. Sans doute il ne fait
pas explicitement, entre regarder et voir, ces
distinctions qui ont échappé à tant de philoso-
phes; mais il est impossible qu'il ne sente pas
confusément qu'il n'a que la simple capacité
de voir, et qu'il a le pouvoir de regarder, puis-
que l'expérience ne cesse de le lui dire.

Dès que l'enfant se sent un tel pouvoir, il donne, ou il peut donner son attention à tous les objets qui sont à sa portée. Il donne son attention par les yeux, et les couleurs se séparent, non-seulement des sensations qui lui viennent par les autres sens; elles se séparent entre elles. Il donne son attention par l'oreille, et il apprend à distinguer un bruit d'un autre bruit, à démêler plusieurs sons dans un son qui, d'abord, paraissait unique. Il donne son attention par le toucher; et il se fait des idées des formes, des figures, du poli, du raboteux, du froid, du chaud, etc.

C'est ainsi qu'après avoir d'abord dirigé, appliqué les organes à son insu, il les dirige et les applique volontairement sur toutes les qualités des corps. C'est ainsi qu'il parvient à éprouver des sensations distinctes, et qu'il acquiert des idées sensibles.

Les idées sensibles ont leur origine dans le sentiment-sensation, et leur cause dans l'attentention (1) qui s'exerce par le moyen des organes.

2o. Mais les idées sensibles ne sont pas nos seules idées. La sensation n'est pas l'unique source d'où dérive l'intelligence.

En vertu de la seule manière de sentir

pro

duite par l'action des objets extérieurs, pourrions-nous connaître autre chose que ces objets et leurs diverses qualités? D'où nous viendrait l'idée des facultés de l'âme? D'où nous viendraient les idées de ressemblance, d'analogie, de cause et d'effet? Aurions-nous les idées du bien et du mal moral?

Puisque les sensations sont insuffisantes pour rendre raison de l'intelligence, telle que nous la possédons, il faut que notre âme soit susceptible de quelque manière de sentir, différente

(1) Quelquefois la comparaison et le raisonnement sont nécessaires pour obtenir une idée sensible, comme si l'on voulait se former l'idée de la figure qui, sous un contour donné, renferme la plus grande surface. Mais il s'agit ici des idées sensibles qui sont communes à tout le genre humain. Et d'ailleurs, il ne faut point oublier qu'il est rare que toutes les facultés n'agissent pas à la fois ( t. I, p. 374.) Celle qui domine donne son nom à l'acte presque toujours multiple de l'esprit.

TOME H.

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de celle qui lui vient de la seule impression des objets extérieurs, de quelque manière de sen

tir, autre celle d'où naissent les idées sen

que

sibles; il faut que nous éprouvions des sentimens autres que les sentimens-sensations.

Et d'abord, l'âme ne pouvant passer des pures sensations aux idées sensibles, qu'autant qu'elle agit sur les sensations, elle doit nécessairement avoir le sentiment de son action; car l'âme ne peut pas agir, et ne pas sentir qu'elle agit or, cette nouvelle manière de sentir semble n'avoir rien de commun avec les sensations. Qui pourrait confondre ce que l'âme éprouve l'exercice de ses facultés, avec ce qu'elle éprouve par l'impression des objets sur les organes du corps? le plaisir de la pensée, avec celui que donne la satisfaction d'un besoin physique? le ravissement d'Archimède qui résout un problème, avec la grossière volupté d'Apicius, lorsqu'il dévore une hure de sanglier?

par

Le sentiment que l'âme éprouve par l'action de ses facultés n'est pas toujours le même. Il subit toutes les vicissitudes des facultés ; fort et vif dans les momens de leur exaltation; languissant et faible, lorsqu'elles tombent dans le repos, ou dans un calme voisin du repos; car

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